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Histoires courtes

Les textes du projet Bradbury de Petrichor

Tags : Bradbury
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16 sept. 2017 - 16:56

Travaux en cours

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Semaine 1 : La pluie (200 mots)

Le sol est trempe. Les toits dégoulinent. Le ciel est d’encre. Plus un chat dehors.
Il n’y a que moi, moi seul, à l’abri, caché derrière le rideau de pluie.
Flic floc, font mes pas dans les flaques. Les maisons sont sombres. Seules quelques fenêtres sont allumées. Flic Floc. Le chien derrière la vitre se redresse. Flic Floc. Même lui pense que c’est la pluie. Flic Floc. Je suis invisible.
Mince ! Une fenêtre s’est ouverte ! La pluie rentre en trombe, et moi avec. De l’eau, partout sur le sol. Qui dissimule mes traces...
Le vieux monsieur va refermer, affolé. « Satané vent ! »
Il croit que c’est le vent... Flic Floc. Je suis invisible.
Tout est calme dans la maison. Le craquement du bois dans les escaliers est couvert par le doux bruit de la pluie. La grosse horloge martèle gravement le temps qui passe. Flic Floc. Partout où je passe, de l’eau, des flaques. Ils croiront à une fuite. Flic Floc. Ce que j’aime, avec la pluie, c’est qu’elle nettoie tout. Le sang, les larmes. Les traces de mes méfaits coulent le long du caniveau. Elles disparaissent dans l’égout. Flic Floc. J’aime tellement la pluie. C’est un excellent moment pour aller chasser.

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Message posté le 11:47 - 12 janv. 2018

Semaine 17 : Historique (581 mots)
Elle était grise, elle avait beaucoup bu. Elle avait dansé, ri, chanté, aimé. Et puis la soirée s’était terminée, les gens étaient partis, et elle était restée, elle riait encore, toute seule dehors. Le paysage côtier dans lequel elle se promenait ressemblait étrangement à son paysage intérieur. Un horizon, un horizon infini. Des vagues de sérénité, un aspect éternel et inébranlable, une confiance inlassable, heureuse.
Et cette envie, cette envie de danser, cette envie de ne faire qu’un avec le grand tout, cette envie d’être un tout et de n’être qu’un. Elle était grise et elle riait. Elle se demandait pourquoi elle avait attendu tout ce temps pour être heureuse, pourquoi elle n’avait pas été libre dès le début, pourquoi elle n’avait pas compris qu’elle en était capable.
Le vent lui caressait la joue, emmêlait ses cheveux bouclés. Il passait le long de sa cuisse nue, la faisait frissonner. Mais elle n’y prêtait pas attention. Le long des falaises qui bordaient l’océan, elle gambadait, comme un animal qui aurait perdu toute notion de survie. Il fallait faire attention où on mettait les pieds, ne pas tomber dans une brèche au sol. Le soleil avait décliné depuis quelques heures, les arbres étaient devenus des silhouettes sombres, le sol dégageait une luminosité très douce, très faible, si faible qu’on le confondait avec le ciel étoilé. Seules quelques taches noires, de petits buissons, des plantes, tachaient cette étendue diaphane. Les étoiles en miroir faisaient exactement le contraire. Elles illuminaient la nappe sombre du ciel. Et la mer, la mer dans laquelle la lune se reflétait une fois, deux fois, trois fois, des milliers de fois sans être lassée. La femme aussi était une grande masse sombre, et aujourd’hui elle venait de découvrir les étoiles qui se cachaient en elle. De petites boules lumineuses si chaudes, si brillantes, qu’elle se sentait portée, comme dans un courant ascendant, vers le plus haut d’elle-même.
Elle pouvait tout faire.
Elle sentait, elle savait, qu’il s’agissait d’un moment historique. Pour elle, pour le monde, pour l’univers. C’était le moment où elle avait pris conscience d’être vivante.
Elle s’allongea et ferma les yeux, savourant cette sensation unique du moment présent.
Le temps passa. Elle ne savait pas à quelle vitesse et ne voulait pas le savoir. Il passait, tout simplement, c’était suffisant. En même temps que les effluves de l’alcool s’évaporaient, son euphorie le faisait aussi. Les vagues léchaient les falaises. Le bruit était sourd, répété, un peu angoissant. Il faisait froid, le sel dans l’air se collait à la peau, la rendant moite, poisseuse. On n’y voyait rien, mais le bord de la falaise était tout près. Il s’effondrait par endroit, ouvrant des brèches, des petites crevasses tout au long du chemin qu’elle avait parcouru en sautillant sans se soucier de rien. Elle ne savait pas où elle était. La fraîcheur de la nuit s’était déposée sur l’herbe dans laquelle elle était couchée, elle était trempée. Ses longs cheveux en désordre étaient emmêlés de brin d’herbe, de feuilles.
Elle eut peur.
Elle se redressa, pensa à l’avenir, au futur. Une chape en béton vint refermer le couvercle qu’elle avait ouvert cette nuit. Les étoiles furent enfuies tout au fond. Sans leur chaleur, elle se mit à frissonner. Elle refusa, cherchant à retrouver, à remettre la main sur cette sensation exquise qu’elle avait ressentie tout à l’heure, mais rien n’y faisait, elle ne ressentait plus qu’une peur sourde, de la honte et du désarroi.

C’était fini.

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Message posté le 22:00 - 15 janv. 2018

Semaine 18 : Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras (642 mots).
C’est un ado qui ne se plaît pas. Il a les cheveux gras, le dos gras, le visage gras, mais absolument aucune constitution. Il a les jambes en allumettes, les bras en bâtons, le corps en asperge. Sa tignasse forme des épis énormes, incoiffables. Rien ne lui va, car il n’y a rien à mettre en valeur. Il est essoufflé au moindre effort physique, personne ne lui demande de l’aide pour porter des charges, il n’en serait pas capable. Il n’est pas très brillant à l’école, tout juste la moyenne, on lui proposera sûrement un bac pro qu’il n’acceptera pas. Il ne se trouve vraiment pas attirant ni très intelligent. Il n’a pas de voiture, ni de scooter, ni même de vélo. Tout son argent de poche passe dans l’entretien de son chien, son meilleur ami, son compagnon depuis toujours. Il ne peut jamais payer des coups aux autres quand ils sortent en boîte. Il ne peut jamais se payer les sorties en groupe ou les dernières consoles à la mode.
C’est un garçon qui ne se plaît pas, mais qui a UNE seule qualité. Il sait faire rire les autres. Il a le contact facile, trouve toujours les mots. Ce qui est très étonnant d’ailleurs. C’est un don qu’il a, malgré vents et marées, aussi dépréciable soit sa personne il arrive à passer par-dessus et à engager une conversation amusante. Mais ça ne lui sert pas à grand-chose. Il se sent comme une chaussette dans un monde de ballerines. Une chaussette très rigolote, mais pas du tout à la hauteur.
Un jour il décide de se prendre en main et griffonne sur un bout de papier le « lui » de demain. Musclé, avec les moyens de s’amuser. Formidable.
Il postule d’abord dans tous les fast foods, est finalement pris dans une pizzeria miteuse en tant que livreur. Il avait eu de justesse le permis scooter à l’école. Au moins ça de gagné. De justesse, comme d’habitude.
Ensuite, il s’inscrit dans une salle de sport.
Il a beaucoup de mal.
Il est confronté sans cesse à ses échecs. Il voit qu’il n’y arrive pas. Il ne veut plus se lever pour le boulot. Il ne peut plus se regarder après s’être échiné une longue heure sur un exercice de bas niveau. Ça le mine, le tourmente. Il a accroché sur son bureau son futur lui-même, si beau et si fort, si fier de ce qu’il accomplit. Ils s’observent longuement, cherchant à se reconnaître l’un l’autre comme n’étant qu’une seule personne, mais le mensonge est trop gros, trop lourd.
Il déprime, il cesse de communiquer, cesse de faire des blagues.
Il est étonné de recevoir autant de messages, de voir autant de gens s’inquiéter pour lui. Il est peut-être une chaussette à rayures après tout. C’est le top du top de toutes les chaussettes. Peut-être même qu’il a été tricoté en poil d’angora et qu’il est extrêmement chaud et doux. Mais il reste ce qu’il est. Un gars qui ne se plaît pas.
Alors un jour, alors qu’il regardait ses bras trop maigres qui ne gonflaient pas, ses cheveux trop gras qui ne se disciplinaient pas, son front trop gras qui luisait dans la semi-obscurité, il prit une décision. Il jeta le moi-ballerine, le futur-lui menteur. Il avait décidé d’une chose.
« Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras »
Il savait en quoi il était bon, il avait juste refusé de l’admettre tout ce temps. Qui voulait d’un lui costaud ? Lui, les autres ? En vérité tout le monde n’attendait qu’une chose, c’est qu’IL entre en scène. Qu’il soit enfin ce pour quoi il était doué.
Alors, il récupéra ses affaires derrière le comptoir de la pizzeria, donna ses baskets à un jeune immigré faisant la manche, et alla revêtir son plus beau costume.

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Message posté le 22:38 - 26 janv. 2018

Semaine 19 : Perruque (2255 mots)
Dans le château il y avait toujours eu deux clans, deux puissantes familles qui se disputaient les faveurs du seigneur. Il y avait les Gosh, verriers de père en fils, dont les vitraux étaient les plus beaux et les plus fins de tout le royaume, et au-delà. Il y avait les Forg, tisserands de père en fils, dont les tissus étaient les plus fins et les plus doux de tout le royaume, et au-delà.
Les deux familles avaient plus ou moins cohabité quand elles restaient chacune dans leurs savoir-faire. Mais à mesure que le château et le village autour prospéraient, les besoins se diversifiaient aussi. Nul doute que des rapaces comme eux ne purent s’empêcher de songer à tout le bénéfice qu’ils feraient s’ils diversifiaient leurs investissements. C’est alors que débuta une guerre, d’abord froide et distante, puis de plus en plus franche et cruelle. Il y eut des magouilles, des ententes, de l’argent passé sous les tables, du chantage, de la démagogie. Mais ça ne suffit pas longtemps. Peu de temps après commencèrent les morts, les jouxtes dans les rues, les duels sanglants entre les partisans de l’un et de l’autre camp. Jusqu’à ce que le seigneur n’en puisse plus de ces querelles de coqs qui troublaient l’ordre de son paisible domaine. Il fit jeter les deux familles (qui représentaient une vingtaine d’individus de tout âge et sexe de chaque côté) hors des murailles, les enjoignant à se battre à l’extérieur et offrant la place de favoris au gagnant. Il n’envisageait pas alors les proportions que prendrait cette décision. Ce fut une véritable guerre de tranchées qui débuta.
Chaque famille construisit tout d’abord des camps de fortune pour héberger ses aînés et leurs femmes. Puis les hommes forts, ceux en âge de se battre, se mirent à préparer le champ de bataille. Les fils de Gosh étaient de robustes gaillards, maîtrisant le feu. Les fils de Forg maîtrisaient les mécanismes fins et les pièges mortels. Chaque camp prit possession d’un côté des murailles. La partie gauche pour les tisserands, la droite pour les verriers. Ils bataillaient pour pouvoir contrôler l’entrée principale. Quel que soit l’homme qui osait passer le pont-levis pour se rendre à l’extérieur, il était prié de rejoindre les rangs du camp dominant ce jour-là, sous peine de graves dommages physiques. Le roi s’arrachait les cheveux, l’ampleur et le recrutement étant tel que même ses chevaliers ne pouvaient plus venir à bout des deux armées qui, s’assiégeant l’une l’autre, les assiégeaient eux aussi.
Les marchands venant des villes voisines furent d’abord menacés eux aussi. Puis la ruse et l’appât du gain propre à leur profession surent trouver un moyen d’exploiter au mieux la situation. Le château était réapprovisionné en même tant que le camp qui avait le plus à proposer en échange. Le début d’échanges fructueux était amorcé, les deux camps ressemblaient de plus en plus à de petits hameaux qui gagnaient en importance de jour en jour.
Pendant tout ce temps, la guerre continuait, mais sous une autre forme. Elle était moins sanglante, plus froide, plus compétitive. Il s’agissait de savoir qui aurait la plus grosse armée, qui gagnerait en puissance, qui prospérerait le mieux. Les combats, nécessaires au contrôle de l’entrée du château, étaient devenus plus ritualisés, plus officiels, une fois par semaine environ. Les deux équipes rivalisaient de stratagèmes davantage que de force brute.

Hans était du côté des verriers, les liens de sang ayant décidé à sa place son affiliation. Il avait acquis une bonne place au sein de l’armée, car il savait viser avec précision et ses flèches de verre acérées faisaient des ravages. Il n’avait pas encore de recul depuis que les combats à l’extérieur du castel avaient commencé. Il n’avait cessé d’être occupé depuis. D’un côté, cela le changeait de la douce paresse dans laquelle il s’enfonçait auparavant, promis à une carrière glorieuse et ne manquant jamais de rien. D’un autre, il était encore si loin de pouvoir dormir dans un lit confortable qu’il regrettait parfois amèrement de s’être engagé dans tout ça. En tant qu’ascendant direct de Gosh, il n’aurait, de toute façon pas eu le choix.
Mais de plus en plus, il se prenait à jeter un œil au camp adverse. Il voyait des hommes comme lui, des femmes et des enfants semblables à sa famille, une grande famille qui s’affairait tout comme la sienne. Il prenait petit à petit conscience de l’absurdité de la situation, sans pouvoir encore le conscientiser. Et puis, quoi ? S’il osait en parler à l’ancien, ou même à un de ses frères, quelle serait leur réaction ? Il ne voulait même pas le savoir. L’homme se souvenait qu’avant, l’entrée du château grouillait d’activité, qu’il y avait des huttes tout autour des murailles, que les visiteurs arrivaient de tous les horizons. Mais depuis quelques mois, plus personne n’osait s’aventurer ici. Tous les hommes forts ayant mis un pied sur le chemin avaient soit été enrôlés soit gardés en otage et libérés en échange de rançon. Seuls les marchands avaient su se substituer à ce traitement.
Ce matin, pourtant, il vit une silhouette apparaître à l’horizon. Une silhouette fine, seule, qui ne semblait pas transporter de chariot ou de bagages. Piqué de curiosité, il suivit la progression lente de l’étranger à travers le chemin à travers la plaine. Hans entendit le bruit d’un sifflet venant des murailles, il en conclut qu’il n’était pas le seul à avoir remarqué le voyageur. Il regarda autour de lui et vit que les hommes du camp adverse, tout comme les siens, avaient lâché leur besogne pour assister, eux aussi, à l’arrivée inopinée du personnage.
Cela faisait tellement, tellement longtemps que quiconque n’avait osé s’aventurer au château...

Pat était garde, gardien des murailles qui les protégeaient de l’envahisseur. Depuis plusieurs mois maintenant, il ne gardait plus rien et se contentait d’observer « la bande de ploucs » comme il disait, rivaliser d’imagination pour se mettre sur la gueule. Pat avait le temps de voir toutes les bonnes femmes qu’il voulait, et comme les marchandises étaient devenues rares, il économisait et pouvait se payer les mieux gaulées et les moins farouches. Il était heureux comme un coq en pâte, avait pris du ventre à force de rester assis à ne rien faire.
Il y avait une époque où ils devaient tous s’entraîner régulièrement, où il faisait pas bon être garde et être au premier rang en cas d’attaque. Mais maintenant, tout ça, à cause de cette bande de p’tits sauvages, c’était fini, ter-mi-né. Il n’avait pas touché à son arbalète depuis tellement longtemps que le bois s’était fendu avec l’humidité. Bah évidemment le seigneur le voyait pas comme ça, lui il enrageait davantage. Faut dire que c’était pas très bon pour le commerce. Et puis plus aucune nouvelle tête, il commençait à être monotone le castel.
Ce jour-là, Pat était en train de boire une bière, contre la muraille, en galante compagnie. La petiote était une habituée, il était son client depuis un bout de temps maintenant et il commençait à s’en lasser un peu. Aussi quand la gueuse se mit à lui réclamer trois sous, fut-il enchanté de détourner le sujet en se penchant vers l’horizon.
« Ne vois-tu point quelqu’un en approche ? »
Effectivement, une silhouette isolée se dessinait sur les collines. Pat siffla ses compagnons un peu plus hauts et leur fit signe. À l’extérieur de la muraille, les deux familles s’étaient tues, fascinées par le gaillard assez fou pour venir s’aventurer ici. Puis, à mesure que celui-ci approchait, les murmures montèrent de plus en plus haut. Pat dressa l’oreille, ne comprit pas, puis reporta son attention sur le voyageur et, comprenant soudainement, répéta la phrase qui s’élevait à la ronde : « C’est une femme ! »

Le seigneur avait fait de pester et ruminer son sport national. Il était en train de le pratiquer de manière intensive dans la froide salle du trône quand son bras droit entra. Il avait demandé à ne pas être dérangé. Mais il était déjà trop énervé pour s’emporter davantage. Ces histoires de familles concurrentes avaient brisé toutes ses aspirations de prospérité. Il s’était fait voler la vedette, les avait laissés grandir, grouiller, gagner en puissance, pour se retrouver à la merci de leurs caprices. Maintenant, ils étaient tellement bien installés qu’il ne pouvait plus les déloger. Il allait être obligé de demander aux seigneurs des alentours de lui prêter main-forte. Si le roi l’apprenait, il le désisterai. Les autres seigneurs se riaient déjà de lui, s’il leur demandait de l’aide il ne se relèverait plus, et c’est son nom et celui de ses héritiers qui seraient à jamais marqués du sceau de la honte.
Il était impuissant à gérer la crise, mais ne pouvait pas l’admettre. Alors il ruminait, encore et encore, attendant une sortie, espérant avoir fait les choses autrement, se lamentant sur son sort. Et il refusait qu’on le dérange, tous ces alliés stupides avec leurs solutions fumeuses, ces commerçants ne songeant qu’à leur propre sort, ces femmes qui jouaient sur ses nerfs à pleurer leurs maris disparus.
C’est donc avec un mutisme abscons qu’il s’apprêtait à recevoir son conseiller. Mais quelque chose était nouveau sur le visage du vieux soldat qui entra, un mélange entre surprise, espoir et inquiétude. Le seigneur sut qu’il se passait quelque chose.
« Vous devriez venir voir ça, sire... »
Sans mot dire, il le suivit et sortit sur la muraille.
Il y avait une femme qui s’approchait du château. Elle était seule, sans bagage, sans monture. Elle tenait emmitouflé un paquet entre ses bras, enroulé dans un long châle. Ses longs cheveux blonds volaient au vent, à peine retenus par le foulard qui lui dissimulait le visage.
Tout le château et ses alentours étaient silencieux, le monde retenait son souffle tandis qu’elle s’approchait des barricades et passait entre les deux camps ennemis. Aucun des Gosh ou des Forg ne bougea. Elle marchait, tête baissée, toute maigre, en tenant contre elle ce que le seigneur reconnut comme un petit enfant. Personne ne l’arrêta. Elle arriva devant les portes. Quelques minutes passèrent. Il fallait qu’il prenne une décision, et maintenant. Le souverain hurla « OUVREZ LES PORTES ». Un long silence suivit, puis le crissement du bois et de la corde retentirent. La femme entra, le passage se referma. D’un seul mouvement, les deux camps se réunirent en un seul près de l’entrée, cherchant à apercevoir l’inconnue à travers les meurtrières, discutant entre eux de ce qu’ils avaient vu ou entendu.
Le brouhaha montait, montait.

Sylvain était un bien pauvre homme, mais il était heureux. Il avait épousé il y a quelques années la plus belle femme du monde. Ils avaient cultivé la terre ensemble, avaient crié de joie lorsqu’elle s’est avérée fertile. Leur réussite égalait de peu leur bonheur. Et, alors qu’ils n’y croyaient plus, le ciel leur donna encore un cadeau : un enfant à naître. Mais, car le « mais » arriva, tout ne se passa pas comme prévu. Sa bien-aimée mourut en donnant naissance à une petite fille dans une mare de sang. Depuis, les affaires n’ont plus tellement marchées, la vie n’a plus été aussi facile, et Sylvain était resté un pauvre paysan, tellement heureux d’avoir une fille qu’il aurait fait n’importe quoi pour la gâter un peu plus.
Et aujourd’hui était un jour très spécial, car c’était le jour de ses quatre ans. Il ne voulait pas laisser passer une pareille occasion. Cela faisait longtemps qu’il lui avait promis de lui faire voir le castel, où il espérait trouver du travail et une meilleure vie pour elle. Et c’était quand il s’était senti prêt que cette foutue guerre interne avait éclaté. Il avait eu peur, il avait attendu que les choses s’arrangent. Mais elles avaient empiré. Et le pauvre homme avait toujours sa promesse à tenir.
C’est en regardant l’enfant batifoler dans les hautes herbes, mal fagotée, avec son fichu de travers et rien dans le ventre qu’il se décida. Il sortit de la grande malle les vêtements de sa défunte épouse. Il s’arrangea avec une pauvresse des alentours, à qui il donna ses derniers deniers pour acheter ses cheveux blonds. Puis, ainsi paré, il enveloppa sa fragile progéniture dans le châle qui lui servait de couverture et se mit en route. Il ne possédait rien d’autre.
Il arriva en vue du château. Son cœur battait la chamade, ses jambes amaigries tremblaient sous son jupon. Il passa les premières barricades avec des sueurs profuses le long du dos. Il s’arrêta devant la porte, se mit à prier silencieusement. On le laissa passer. Le bruit grinçant des portes réveilla la petite, qui dormait jusque là. Il attendit que la porte fût refermée pour la poser à terre. Elle se frotta les yeux et regarda autour d’elle. « Où nous sommes ? » demanda-t-elle d’une voix fatiguée. Sylvain enleva sa perruque et prit sa fille contre lui. « Tu ne reconnais pas ? Le castel que je t’avais promis ! »
Il se mit à lui conter la vie rêvée qu’ils allaient mener à présent, elle devenant une dame, lui ayant de quoi manger chaque jour. Nullement impressionnée, la petite réclama les sucreries qui, paraît-il, emplissaient le château. Ils partirent en chercher et leurs silhouettes s’évanouirent au détour des petites rues.
Les Gosh, les Forg, restèrent figés devant la scène. La foule massée devant le pont-levis n’avait plus rien de deux armées concurrentes.
Le seigneur ordonna qu’on rouvre les portes.
Sans mot dire, tout le monde rentra chez lui.

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Message posté le 19:31 - 6 févr. 2018

Semaine 20 : Orageux (483 mots)
J’aime les orages, ils me donnent l’impression de vivre de grandes aventures. Je me souviens petite, quand nous étions trois têtes blondes devant la fenêtre glacée, à observer du second étage les trombes d’eau qui envahissaient les rues. Nous avions l’impression d’être les seuls rescapés d’une arche à la dérive, malmenée, ballottée par les éléments furieux. Nous comptions les provisions, pensions à l’avenir en huis clos, réfléchissions à comment nous aménagerions la maison pour qu’elle siée au mieux à un usage communautaire. J’aime aussi le bruit des gouttes sur la lucarne, douce berceuse toujours égale, gonflant, s’apaisant, repartant, toujours avec la même voix douce. Elle me donne l’impression étrange et diffuse d’être seul au monde, seul avec la pluie et le toit entre nous deux. Une rencontre intime, tendre, juste entre elle et moi.
J’adore me faire surprendre par la pluie, arriver chez moi avec l’air d’un soldat ayant combattu l’ennemi, rentrant dans son chez lui en héros, car il a survécu à l’averse ! Rentrant dans sa patrie où l’attendent avec impatience et transports de joie vêtements secs et chaleur douillette. Se faire un chocolat chaud en se disant qu’on l’a réchappé belle, repensant au moment où la distance entre la maison et soi était si grande qu’on n’espérait plus pouvoir la réduire sans se faire annihiler par l’averse ! J’aime avoir l’impression que je vais m’envoler quand le vent souffle, me dire « houla, ça a failli cette fois, j’ai bien cru ! » et m’imaginer ce qu’il se passerait si la bourrasque réussissait effectivement à achever son œuvre.
J’aime avoir peur de l’orage, quand je suis dans mon lit sous la couette, c’est comme avoir peur des monstres tout en se sachant en sécurité sous l’édredon. J’imagine alors tout le quartier privé d’électricité, les réserves d’eau et de nourriture dont je peux disposer, visualise l’emplacement des bougies ou m’imagine porter secours à un voisin non prévoyant. Et pendant que le chaos s’empare de la ville, je suis en sécurité dans mon cocon 100 % polyester, fabriqué en France et lavable à 90.
J’aime quand les rues sont saturées d’eau et que j’ai peur d’être emportée par l’inondation. Je pense à toutes les maisons de plain-pied qui longent les rues, j’imagine les habitants calfeutrant portes et fenêtres, avec leurs seaux et leurs serpillières. Je calcule combien de personnes je pourrai héberger si les intempéries finissent par avoir le dessus, je garde mon téléphone allumé la nuit pour pouvoir recevoir les appels de détresse. Et surtout je vais me coucher en me demandant : comment cela va-t-il tourner demain ? Me réveillerai-je au son de la pluie ? Quand je vais ouvrir les volets, y aura-t-il des bateaux pneumatiques remontant prudemment les rues ?
Je sais rarement comment expliquer que je préfère l’hiver à l’été, le froid à la chaleur. En réalité c’est parce que j’aime vivre de grandes aventures comme celles-là.

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Message posté le 11:55 - 15 févr. 2018

Semaine 21 : Céphalées (1622 mots)
Le labyrinthe était immense, les haies hautes et épaisses, couvertes de feuilles brunes. Le ciel était bas, les nuages lourds, l’air poisseux. Au milieu de la vaste mer de ramage, j’avançais, le regard un peu vague, les lèvres pâles, en traînant des pieds, couvrant mes souliers de la poudre jaunâtre qu’exhalait le sable sur le sol. Plus j’avançais, plus le mal de tête se précisait. Et pourtant ce n’était qu’en trouvant la sortie, en comprenant le grand mystère qui se tramait sous mes yeux, que je pourrais m’en défaire.
Il se passait quelque chose à la maison, un drame se déroulait, mais je n’arrivais pas à en extraire la substance.
Si seulement, seulement j’arrivais à comprendre..

Tout avait commencé avec l’accident. Maman avait pris la voiture, j’avais entendu le crissement des pneus, vu l’éclat des phares se déplacer le long des fenêtres, puis cette forte accélération, aiguë, crissante, dont l’écho s’était prolongé dans la nuit jusqu’à ce grand choc qui a tout arrêté. Des bruits de pas qui se précipitaient, la porte de la maison qui claquait, papa qui appelait, dehors, « Rachel ! Rachel ! ». La bonne qui se ruait sur moi, recroquevillée dans un coin du salon :
« Angèle, allez de suite dans votre chambre ! C’est une histoire d’adulte ! » Et ce faisant elle décrochait le combiné du mur et composait un numéro qu’on m’avait fait apprendre par cœur en cas de danger.
Et j’étais monté dans ma chambre. J’avais entendu plusieurs sirènes, plusieurs voix plus ou moins graves, des pas très lourds dans la maison. La voix de papa, la voix de la bonne, mais pas celle de maman.
Ça a dû lui faire drôle, ce long séjour à l’hôpital. Elle se plaignait tout le temps de tout le monde. La bonne ne faisait pas son travail, papa était un incapable, le facteur incompétent. Personne ne l’aimait beaucoup à cause de ces remarques. Au milieu de ces murs froids et impersonnels, où elle dépendait de quelqu’un pour se lever, comment allait-elle vivre ? Je n’avais pas eu le droit de lui rendre visite, pour ne pas me choquer. Alors je me l’imaginais, agacée comme à son habitude, donner des ordres à la ronde en levant les yeux au ciel, au fond de son lit blanc.
Mais quand elle était revenue, étonnamment, elle avait le visage détendu, très calme. Elle souriait doucement à papa qui la couvait des yeux. Il avait plein de petites attentions pour elle et tout ce qu’il faisait, lui ou la bonne d’ailleurs, convenait à maman. C’était un peu étrange, inhabituel, mais la maison était calme, tout le monde souriait, l’ambiance était paisible. Tata Josée est venue s’installer à la maison quand maman est rentrée de l’hôpital, papa disait qu’il ne s’en sortirait jamais seul avec la bonne. La bonne disait qu’elle ne faisait pas gardienne d’enfants et qu’elle avait besoin de son jour de congé. Josée avait ses quartiers dans la chambre d’ami et tout le monde l’avait appréciée pour son calme et sa diligence à aider les autres. Elle était déjà venue dans le passé, mais ça s’était mal terminé. Rien de ce qu’elle faisait ne plaisait à maman, elles avaient fini par se disputer et tata était repartie chez elle en pleurs. Maman la critiquait beaucoup aux repas, racontant qu’elle n’avait toujours pas de mari, pas d’enfants, que son boulot était médiocre...
Cette fois-ci, elle se montra simplement un peu froide, mais ne fit aucun commentaire. C’est fou comment une maladie peut changer les gens.

Le mal de tête s’amplifiait, comme un étau qui se resserre petit à petit. Il y avait quelque chose qui se passait, et c’était bien au-delà du mauvais caractère de maman. Et pourtant je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Le ciel était bas, l’orage grondait dans le lointain, et moi j’étais toujours bloquée au même point. Le labyrinthe ne semblait pas avoir de fin, les mêmes allées interminables se succédaient encore et encore, et je ne parvenais pas à trouver du sens à ce que je voyais.

Jamais papa et la bonne n’échangeaient d’autres mots que des salutations polies. Mais ces derniers temps, avant l’accident, plusieurs fois je les avais surpris en train de discuter vivement à voix basse. La bonne avait les sourcils froncés, comme quand elle dit du mal de l’épicier, et papa regardait le sol en fulminant. Jamais je n’avais pu surprendre ce qu’ils échangeaient, mais ils avaient bien des affaires en commun puisque j’interceptais parfois des regards entendus entre eux.
Quelques jours après qu’elle fût rentrée de l’hôpital, je surpris à nouveau ces conversations secrètes entre deux portes. La bonne disait « Il est venu aujourd’hui ». Et papa la regardait comme s’il voyait un fantôme. Il s’était précipité dans la chambre de maman, n’avait rien dit puis était monté dans son bureau.
Quand je suis entrée voir ma mère, celle-ci ne me vit pas. Les larmes coulaient le long de ses joues, sans bruit, sans expression, de ses yeux perdus dans le vague.
Et alors que maman semblait de plus en plus conciliante et de plus en plus triste, il semblait que papa renaissait de jour en jour. Il s’était remis à siffler gaiement, effectuait de menus travaux dans la maison, saluant les voisins de bonne grâce, prenant même le temps de jouer aux échecs avec Tata Josée. Cela allait sans dire, cet accident avait bouleversé beaucoup de choses.
Et c’est en me faisant cette réflexion que le labyrinthe parut plus touffu encore. Des pointes acérées laminaient ma pauvre tête en ébullition, et pourtant au milieu de tous les indices, je ne voyais pas le fil rouge, celui qui expliquait tout. J’avais l’impression qu’aucune pièce du puzzle ne parvenait à s’emboîter, et pourtant je savais qu’il y avait une solution, quelque part, tout près, je pouvais le sentir, mais n’arrivais toujours pas à l’apercevoir.
Maman continuait à être très froide avec Josée. Elle lui demandait d’effectuer telle ou telle tâche d’un ton las, et sa sœur le faisait. Ça avait toujours été comme ça entre les deux, maman avait tout réussi et tata rien, ce qui faisait que maman se permettait des choses que quelqu’un d’autre ne se serait pas permises. Enfin ça, c’est les mots de la bonne.
Et puis un jour, pas plus tard qu’hier, elles se sont disputées. Josée avait crié « Non, toi tu arrêtes ! Ça suffit de toi et de ton bonheur, maintenant je pense à moi ! Ne crois-tu pas que tu as suffisamment usé et abusé de ce que tu avais ? Tu n’as même pas su en prendre soin ! »
Et maman avait répondu quelque chose, mais d’une voix beaucoup plus calme et glaciale, que je n’ai pas pu entendre. Les gens changeaient autour de moi. Cela faisait quelque temps que tata souriait davantage. Elle semblait plus heureuse, plus sûre d’elle même, elle prenait plus de temps pour sa toilette le matin, mettait de jolies robes… J’étais heureuse parce qu’elle prenait plus de temps aussi avec moi, à me coiffer, à m’habiller… nous étions devenus très complices. Papa disait que c’était une très bonne chose que l’on s’entende bien.

Maman n’avait pas pris la voiture par hasard ce soir-là. Elle avait eu une dispute terrible avec papa. Il l’avait traitée de traînée et de catin et elle l’avait traité d’incapable et de minable. Elle était partie en claquant la porte, et il avait crié à travers la fenêtre « Vas-y ! Va le rejoindre et rends-toi compte de ta connerie ! Ah ! Ça te fera tout drôle ! »
Et plus maman allait mieux, plus la bonne était rude, et sèche avec elle. Ça se voyait dans tout ce qu’elle disait et tout ce qu’elle faisait. Maman lui avait dit un jour, les larmes aux yeux : « Ne pensez-vous pas que je suis bien assez puni, Hélène ? » et la bonne était sorti de la pièce en haussant les épaules.
Si seulement j’avais un petit sécateur, pour couper à travers cette haie si dense, pour aller au fond des choses sans faire de détours, ce serait tellement plus facile ! Tous les non-dits s’accumulaient, s’accumulaient dans le ciel lourd, pesaient sur mes épaules, enserraient ma tête et mes boucles blondes. Je pouvais prendre n’importe direction, je tombais toujours sur un mystère plus épais et plus inextricable.
Cela fait trois jours que papa jouait aux échecs avec Josée le soir. Ils avaient l’air heureux de pouvoir s’affronter. Tata avait les yeux qui brillaient, elle replaçait souvent sa mèche derrière son oreille. Après le repas, on me laissait jouer un peu, mais très vite, papa a pris l’habitude de me dire « Va te coucher, Angèle ». Je sais qu’eux ne se couchaient pas, mais j’entendais le bruit feutré de leur discussion tard dans la nuit.
Encore ce matin, j’ai vu maman pleurer. Elle ne parle plus à personne, ne me regarde plus. Le médecin a dit qu’elle pourra se lever très bientôt.

Papa a demandé à me parler ce matin. Il m’a dit que des choses allaient changer. Que Tata Josée allait rester un peu plus longtemps, que maman avait besoin de repos et allait partir à la campagne. La bonne fait ses gros yeux tout le temps quand elle passe à côté des adultes. Quand elle me voit, elle me dit « Pauvre petite va ! ».
Quelque chose va changer, quelque chose va changer, mais je ne saisis pas quoi. Dans le labyrinthe, l’étau s’est desserré, comme si la clef était venue d’elle-même, même si je n’ai toujours pas compris. Il me semble que cela n’a plus d’importance, les choses se sont faites, les choses vont changer, et j’ai l’impression que m’acharner à tout comprendre serait inutile. Je le ressens, tout simplement.

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Message posté le 10:09 - 20 févr. 2018

Semaine 22 : Comparaison n’est pas raison (382 mots)
Tu es contradictoire, tu dis que tu n’aimes pas le bruit. Tu fuis les endroits animés, grouillants de monde, de musique, le murmure des voix, des éclats de rire, des verres que l’ont fait tinter. Dès que j’élève la voix, tu me supplies de la baisser, comme si cela te causait une souffrance insupportable. Je vois bien comment tu te déplaces dans la maison : sur la pointe des pieds, attrapant chaque objet des deux mains, délicatement, pour éviter le moindre raclement, le moindre accroc dans le tissu de silence que tu aimes coudre dans la journée. Mais je te le dis, ça ne tient pas debout, ce n’est pas cohérent. Voilà que tu m’amènes près du fleuve, tu dis que c’est ton endroit préféré. N’entends-tu pas le grondement des eaux boueuses, et avec quelle force le courant arrache aux flots ce hurlement sourd et continu ? Moi j’ai l’impression d’entendre l’humanité toute entière crier à l’unisson quand je m’approche d’ici. Et toi tu restes là, les yeux rêveurs, à me dire à quel point tu apprécies le calme. Non vraiment, je ne te comprends pas. Pour de vrai, le silence te fait peur, j’en suis sûr. Je te vois quand tu es seul, tu chantonnes. Et quand tu ne le fais pas, je vois bien aux mouvements de tes yeux qu’il y a toujours quelques conversations au sommet, quelques débats intérieurs que le commun des mortels ne puisse pas comprendre. Mais toi, je le vois, tu vibres à chaque argument, ton corps palabre, réagit, communique. Même quand tu en as l’occasion, il n’y a jamais de silence à l’intérieur de cette tête. Pourquoi ne pas l’assumer dans ce cas ? Même quand je te crois enfin apaisé, je te vois soudainement te mettre à rire, et je réalise que tu n’étais pas tout à fait avec moi, mais ailleurs, t’immergeant dans un bruit rien qu’à toi, que je n’ai pas le droit d’entacher avec mes paroles. Partage un peu, ouvre-toi ! Tu rejettes mes vibrations sonores, celles de tous les humains avec un petit froncement agacé des sourcils, mais tu conserves jalousement le tien, il te procure toute satisfaction et tu serais bien ennuyé de devoir le partager. Non vraiment, tu as des réactions étranges, je ne te comprends pas.

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Message posté le 17:03 - 3 mars 2018

Semaine 23 : Affres (662 mots)
Lucien vit avec une araignée à l’intérieur de son torse. C’était une grosse araignée noire, poilue, pas du tout méchante, mais qui fait du mal sans s’en apercevoir. La plupart du temps, elle est endormie, mais parfois, elle se réveille et se met à courir. 
Le problème, c’est que chacune de ses pattes contient une épine, et chacune de ces épines s’enfonce dans la chair à vif à chaque fois qu’elle fait un pas. Et cela cause à Lucien une douleur insupportable, aiguë, lancinante, affreuse. Comme un animal prit dans les flammes, son esprit n’a plus qu’une idée en tête : faire cesser tout ça, s’enfuir, courir ! 
Et pourtant, tout paraît si calme en apparence. Son corps va bien, le monde va bien, tout va pour le mieux du monde. Mais dans son âme se déroule la plus cataclysmique des souffrances, d’autant plus terrible qu’elle est totalement invisible. On ne peut pas la voir, la sentir, la toucher, la palper, on ne peut pas la traiter non plus. Pour un mal de ventre, un vrai mal bien concret, il aurait suffi d’un ou deux cachets. Mais il n’a même pas cette consolation. 
De temps en temps, l’arachnide s’arrête et les épines s’enfoncent plus longuement à l’intérieur de lui, la douleur devient grave, défaitiste, désabusée. Dans ces cas le jeune homme souffle un peu, prend le temps de réfléchir à son malheur et devient plus sombre, plus aigri, franchement désagréable. Il s’énerve, s’isole et cherche le contact en même temps. Il ne se supporte plus et les autres partagent son sentiment. Mais, comparé, à ce qu’il peut arriver, c’est une situation plutôt confortable, dans laquelle le jeune homme espère rester. Hélas, ce n’est pas pour très longtemps. Souvent, après un court laps de temps, la bête reprend sa course brusquement, arrachant des lambeaux de chair sur son passage, faisant se tordre en deux son propriétaire, lacérant, laminant, rendant toute vie insupportable.
Quand l’esprit est malade, quand il est gangrené, pourri jusqu’à la moelle, ne faut-il pas l’amputer ? Impossible de penser à autre chose, autre chose à part faire cesser cette torture, arrêter d’implorer, arrêter tout. Une échappatoire. Voilà ce qu’il cherche dans ces moments-là. Une échappatoire, et vite.
Il l’a déjà trouvé, depuis bien longtemps, mais il n’ose pas la prendre. 
Il tourne et retourne près de la fenêtre est ouverte, comptant les étages, calculant la chute. Le risque est grand : la douleur va-t-elle s’arrêter ou empirer ? 
Autre chose le freine, c’est le ciel bleu, si calme, comparé à lui. Les oiseaux chantent tandis qu’il se ramasse sur lui-même comme une bête blessée.
Son corps hurle, se consume, tandis que dehors, la nature, tendre est apaisée, s’épanouit comme si de rien n’était. Il fait si bon aujourd’hui…
Ce paradoxe si cruel, cette sérénité de la création comparée à sa souffrance inqualifiable le font douter. Est-ce que cette douleur est réelle ? Est ce juste dans sa tête ? Manque-t-il simplement de volonté ? Est-ce lui, l’araignée ? Est-elle sa création ?
Des millions de personnes souffrent, sûrement bien plus que lui. Mais les connaît-on ? Elles ne se plaignent pas, elles continuent à vivre sans rien dire. Est-il simplement trop douillet ? Doit-il apprendre à serrer les dents, à s’endurcir ? Peut-être que tout le monde est dans le même bateau, et qu’il est seul à s’apitoyer sur lui-même, à faire des histoires et à exiger une paix inatteignable. Comme un purgatoire où la résignation serait la règle. Y a-t-il une autre issue, de toute façon ? 
La terre tourne, exactement comme elle l’a toujours fait. Le cycle de la vie poursuit, difficilement, mais avec ardeur, la tâche millénaire d’équilibre qui lui a été confiée. Tout le monde souffre, meurt, naît, dans un même cri silencieux. Tout le monde a son araignée. 
Alors, Lucien serre les dents, sanglote comme un ballot de paille à la dérive sur les vagues de son tourment. Et la vie continue, comme toujours...

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Message posté le 22:16 - 13 mars 2018

Semaine 24 : Main (984 mots)
Ils étaient quinze autour de la table. Des cols blancs, des cravates, quelques nœuds papillon, des boutons de chemise, des vestes sombres, les manchettes ajustées et les montres dorées. Ce qui frappait le plus, c’étaient les doigts boudinés et les cigares cubains, tous ornés de bagues épaisses, qui montaient jusqu’aux lèvres fines et sournoises de ces visages rubiconds et fats. Je faisais partie de ceux-là, j’étais l’un d’entre eux, et j’étais totalement semblable à leur description.

C’est alors qu’il est arrivé. J’étais à un bout de la table, il se plaça à l’autre. Je ne sais pas pourquoi, mais je l’ai trouvé différent, différent de nous tous. Il avait les mêmes manières, les mêmes mimiques, les mêmes vêtements, mais quelque chose dénotait en lui. Son demi-sourire et ses dents blanches me mirent mal à l’aise. Sa petite moustache et sa manière de fumer lui donnaient l’air d’un jeune aristocrate avec beaucoup de temps à perdre. Sa mise impeccable indiquait aussi qu’il n’avait jamais eu à se soucier d’argent. Il salua la compagnie de gros hommes que nous étions, pour la plupart ivres ou en phase de l’être, tentant avec peine de contenir nos ventres rebondis derrière la nappe rouge, à peine honteux de les laisser s’étaler vulgairement près des reliefs de notre repas. Les boutons de nos chemises ployaient sous ces lourds amas de tripes et de graisses, constitués au fil des années par des repas avec des Premiers ministres, des notes de frais, des entrevues diplomatiques et par des cadeaux généreux. On déboutonnait discrètement nos pantalons pour pouvoir respirer. Des taches de sueurs sous nos aisselles, des gouttes salées qui coulaient le long de nos tempes trahissaient la proximité forcée dans laquelle nous nous trouvions depuis quelques heures : la chaleur était étouffante.
Mon esprit passa de ce constat à un autre par une association d’idées très simple : il y avait eu des putes avec nous à table, pour égayer le repas. Je les cherchais à présent dans la salle et n’en trouvait plus une seule. Cela m’inquiéta, davantage parce qu’on nous en avait promis tout au long de la soirée que parce que cette subite disparition ne présageait rien de bon.
Un tonnerre d’applaudissement et de hourras me tira de mes pensées. Le nouvel arrivant avait sorti de derrière son dos une bouteille de prestige, aux arômes de toute beauté qu’il avait bien tort de gâcher dans des gosiers grossiers comme les nôtres. Le gouverneur le gratifia d’une accolade chaleureuse tandis que notre diplomate tenta d’improviser un mot d’esprit qui tomba à l’eau. Il était visiblement aimé de tous.
C’est alors que je remarquai ses mains : des mains fines, aux gestes agiles, rapides, entourés de fins gants blancs. Il me fit penser à un magicien, tant ses mouvements étaient gracieux et envoûtants. Cette impression de malaise me reprit à nouveau : ce type me donnait froid dans le dos, et le plus inquiétant dans tout ça, c’était que j’étais incapable de m’expliquer pourquoi.
Il débouchonna d’un geste sûr le précieux breuvage. L’agitation de ces messieurs était à son comble : ils tapaient sur la table, chantaient, encourageaient l’étranger dans sa manœuvre, s’interpellaient. Ma tête bourdonnait, je ne pouvais détacher mes yeux de ces mains à l’ouvrage.
C’est alors que j’eus l’impression surréelle que quelque chose de dangereux se passait. Quelque chose que personne ne vit, que je n’aurai pas dû voir. Entre deux gestes charmant, quelque chose avait été glissé dans le goulot, quelque chose qui ressemblait à une poudre. Je restais pétrifié, incapable de réagir, incapable de croire à ce que j’avais vu. Autour de moi, on s’agitait, on riait, on réclamait la boisson à grands cris. Tout était parfaitement normal. Tout sauf cette putain de demi-seconde qui donnait à toute la scène une signification effroyable. Mes collègues tendirent leur verre, tendirent le mien aussi. Je ne réagis pas. Il les servit. Tous.
La demi-heure qui suivit ne sembla durer que quelques secondes. Je tremblais comme une feuille à l’idée d’être découvert. Je n’aurais pas dû regarder, pas dû remarquer. Silencieusement, j’avais pris mon verre et avais trinqué avec les autres. Puis j’avais répandu le liquide sur mes genoux, en feignant de le boire. Il me semblait que l’étranger me souriait, entre deux conversations mondaines. J’évitais soigneusement de croiser son regard.
Soudain, un cri, un cri différent des autres s’éleva. C’était le président qui se tenait la gorge. Ses yeux exorbités étaient remplis de terreur. Il s’écroula dans un râle sourd.
Tout d’abord, personne ne réagit. Puis, un à un, les invités réalisèrent ce qu’il se passait. Certains se levèrent, puis se mirent à hurler quand ils aperçurent les gardes armés près des portes. D’autres se précipitèrent pour vomir, mais furent terrassés à peine debout. Les femmes criaient et les hommes suppliaient. En moins de quelques minutes, ils étaient tous à terre, vomissant une mousse blanchâtre. Toute la scène était si surréaliste que je peinais à réaliser que c’était la mort qui passait sur ces visages congestionnés. Le silence soudain en était presque reposant.
Il ne restait que moi. Moi et le magicien.
Il me sourit derrière ses fines moustaches. Son visage fin était charmant, vraiment charmant. J’étais terrorisé. C’est alors que je vis ses mains, ces mains si belles et si délicates, empoigner une corde à piano. J’étais juste en face de lui, à l’autre bout de la table. Il monta prestement dessus, le bois grinça à peine, et se mit à avancer dans ma direction. Son sourire était carnassier. Il n’aurait aucun mal à se jeter sur moi. Et pourtant, tout aussi condamné que je fusse, je ne voyais que ces mains, lovées dans ces gants blancs, ces mains envoûtantes qui répétaient le crime qu’elles s’apprêtaient à commettre, avec la même grâce que s’il s’agissait d’ouvrir une bouteille ou de saluer une dame.
Et ma seule et dernière pensée fut le regret. Le regret de n’avoir pas bu.

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Message posté le 18:40 - 19 mars 2018

Semaine 25 : Radioactivité (1076 mots).
Il faisait sombre et l’air commençait à se rafraîchir. Je serrai contre moi ma large cape en laine, espérant qu’elle me protège des caprices de l’automne déclinant. Cela faisait plusieurs heures que je chassais, arc à la main, et les cadavres sanguinolents de quatre beaux lièvres pendaient à ma ceinture, attirant les mouches, laissant derrière moi une piste noire de sang séché.
J’aurais dû rentrer. J’aurais dû rentrer il y a plus d’une heure. Les bois étaient profonds, malheur à celui qui s’y faisait surprendre. Des bêtes, j’en ai vu de toutes sortes, mais dans ces bois, ces bois maudits, vivent de véritables abominations, sorties tout droit des enfers.
J’en ai rencontré une, une seule. Et je ne suis pas prêt de l’oublier.
La franche cicatrice sur mon front se mit à tirailler ma chair : à l’évocation de ce combat où je faillis perdre la vie, la douleur revenait inéluctablement, comme un mauvais sort qui viendrait me hanter. Les yeux de ce monstre étaient totalement noirs, plus noirs encore que les silhouettes des arbres décharnés autour de moi. Le démon lui-même n’avait pas autant d’obscurité dans son âme. De ses narines sortait un feu brûlant et son haleine chargée de charognes exhalait la triste fin des créatures qu’elle avait lacérées et dévorées avant moi.
Mes jambes en tremblaient encore. C’était la toute première fois que j’allais dans le bois, le jour où je l’ai rencontrée. Depuis, je n’ai plus chassé qu’ici. J’étais le seul de ma tribu à l’oser. Certains m’évitaient, disant que j’étais maudit, dément. Mais depuis le jour où la mort m’a caressé, je n’ai pensé qu’à revenir, encore et encore, pour quémander d’autres baisers. Ce que j’ai vu dépasse l’entendement humain. Le frisson que j’ai ressenti à l’instant du coup fatal, était bien plus puissant que ce que mon corps de mortel pouvait ressentir. Je n’ai plus pensé qu’à ça. Retrouver, retrouver encore et encore cette sensation. Embrasser à nouveau de mes lèvres brûlantes la froide main de la belle faucheuse, me sentir partir... et renaître. Oui, je ne suis plus le même depuis. Mon ancien moi est bel et bien mort sous les cornes de la bête. Mais depuis, je ne me suis jamais senti aussi vivant.

Dès que mes blessures s’étaient refermées, j’avais repris mes armes, revêtu mon armure de cuir, et j’étais reparti chasser. Depuis, j’en ai affronté, des créatures. Des loups, des félins, des ours... Mais jamais aucune n’a pu me défier. J’étais trop fort. Les tuer ne me faisait rien. J’avais besoin d’autre chose. J’avais besoin d’un combattant à ma taille. Je voulais revoir la bête.

Nous nous étions tous deux affrontés des heures durant, avec la même farouche détermination, et un seul but : la victoire. Nous étions gravement blessés, mais j’eus un instant de faiblesse qui lui permit de charger, de m’empaler avec ses cornes massives et de me soulever au-dessus du sol. J’avais alors saisi mon poignard et l’avais enfoncé dans un ultime sursaut de survie dans la peau épaisse de son crâne. Avec un mugissement de douleur, elle m’avait envoyé voler quelques mètres plus loin. J’ai perdu connaissance. Mais je n’avais pas totalement perdu. La bête s’était effondrée juste après moi, vaincue par la plaie béante que mon instinct m’avait permis de lui infliger.
Les enfants avaient dansé, dansés autour de la dépouille. Les femmes avaient chanté des prières mystiques, pour protéger mon âme. Notre sorcier avait exorcisé le cadavre. Ses chairs étaient décomposées avant même que la nuit n’arrive. Quand j’eus la force de me traîner jusqu’à lui, il ne restait plus qu’un tas de chair et de tripes. Et des crocs. Je serrai mon collier contre moi. Je les garderais avec moi à jamais, pour ne jamais oublier.
Les nuits suivantes avaient été terrifiantes au village. Plusieurs attaques d’animaux sauvages. L’air était lourd, les bruits nocturnes redoublaient d’intensité. On criait à la malédiction, les gens avaient peur. Mais moi, je savais, je savais ce que cela signifiait. La forêt m’appelait. Elle appelait le nouveau champion en son sein.
Et j’ai répondu à cet appel.

Depuis que je chasse à nouveau, seul dans la forêt interdite, beaucoup de choses ont changé. En moi surtout, mais aussi dans la manière dont les autres me voient.
Le manque de lumière entre les arbres entremêlés a rendu ma peau pâle. Mes yeux se sont noircis. Dans ma fièvre de retrouver un adversaire à ma taille, je ne dors plus. Mes cernes sont brunes. J’ai laissé pousser mes cheveux, désintéressé par tout ce qui ne concernait pas ma quête. Depuis le combat, ils sont blanc-grisâtre. Ma barbe de trois jours ne pousse plus. Je suis extrêmement amaigri. Comment trouver l’appétit quand je pourrai marcher davantage et trouver ce que je cherche ?
Les enfants ne viennent plus vers moi quand je rentre le soir. Je les effraie. Quand j’entre dans une hutte, les gens se taisent à l’intérieur. Le chef du village me regarde souvent. Il veut me parler. Mais il ne le fait pas, parce que je sais ce qu’il veut et il sait ce que je vais lui répondre. Ils pensent que je devrais arrêter d’aller dans la forêt. Ils pensent qu’il y a là-bas quelque chose qui me rend fou. Ils pensent que j’apporte le mauvais augure au village, quand je reviens chargé de l’air vicié de la végétation malade. Toute la forêt semble malingre, frappée par le fléau. Mais en réalité, ce n’est qu’une apparence. Elle recèle bien plus de puissance qu’elle ne laisse paraître. Et c’est ça qui m’attire vers elle.
Les gens du village savent que je serai obligé d’écarter quiconque se dresserait sur ma route, entre moi et mon terrain de chasse, entre moi et la bête. Et ils savent qu’en tant que meilleur guerrier de la tribu, personne ne pourra m’arrêter.
Alors ils se taisent, et ils ont peur, je le sens. Je sens ce genre de chose, à force de traquer.

Quant à moi, prisonnier de mon désir, je sais que la fièvre est en train de me ronger. Je sais que la folie prend petit à petit le pas sur mon corps fatigué. Je sais que je devrai arrêter, avant qu’il ne soit trop tard. Je sais que j’attire le mal, non seulement sur moi, mais sur ceux qui vivent avec moi. Mais je ne peux plus, je ne sais plus lutter. J’ai besoin de cette puissance, dût-elle me tuer, je la trouverai. Et je l’affronterai.

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Message posté le 02:48 - 29 mars 2018

Semaine 26 : Maton (1237 mots)
Il toussota plusieurs fois. C’était le signal pour me dire qu’il y allait avoir du grabuge cet après-midi. Et quelque chose de plus important qu’une bagarre de routine.
La salle de sport était calme, l’air aussi frais que le métal des barreaux. Les hommes s’entraînaient, par petits groupes. Le bruit de leurs pas résonnait dans le grand gymnase.
Je jetais un œil sur le gros Jim, qui, hier à peine, était sorti de l’isolement et qui pavanait parmi ses hommes. Mon regard se fit interrogateur :
« Est-ce lui ? ».
« Non » firent ses yeux. Il regarda de l’autre côté de la pièce. C’était le nouveau. Entré depuis quelques semaines pour viol aggravé, torture, enlèvement. Mais ça, personne ne le savait ici, il avait été transféré d’une autre prison, d’un autre département, car sa vie était menacée. Tu m’étonnes.
Ici, il s’était montré très calme, très discret, très poli. Il me faisait penser à ces pédophiles qu’on reçoit et qui se montrent si civilisés qu’on peine à croire aux horreurs qu’ils ont commises.
Le type était souriant, il soulevait des haltères avec un groupe de jeunes, l’air de rien.
Je m’arrêtai et j’aspirai en moi ce silence qui me paraissait étrange, parce que derrière bourdonnait comme un mystère de voluptés et de dangers.
D’habitude, je ne cherchais pas à empêcher les choses d’arriver, les choses dont il me prévenait, parfois plusieurs jours à l’avance. C’était juste entre lui et moi, une confidence, une déclaration, un acte d’amour et de confiance, que de me révéler ce que je ne devais pas savoir en me laissant le choix d’agir ou pas. Jamais je n’intervenais, en général, et personne ne soupçonnait notre relation, nos conversations muettes, et encore moins les lettres passionnées que nous nous envoyions. C’était entre lui et moi, depuis toujours.
Mais devant cet homme au potentiel si dévastateur, je voulus creuser un peu plus, en apprendre davantage sur ce qu’il planifiait.
Tout en faisant semblant de discuter avec mes collègues, je l’observais.

« Peut-être qu’elle est devenue mauvaise, mais je... Je ne le crois pas... Car, monsieur, elle était très bonne, très bonne... Mon contact est sûr et... »
Un coup, un cri. C’était encore le Rat, qui avait réussi à vendre sa came coupée à la merde à un gars en manque. Le client avait fait une sale réaction, il avait été malade toute la nuit. Les gardiens auraient dû appeler l’ambulance, mais ils ne l’ont pas fait, ils n’aimaient pas le type, ils voulaient le punir, lui faire comprendre qui commandait. Heureusement, il s’en était sorti. Il était dans un coin du gymnase, blême, les joues creuses et le regard fiévreux. Il avait eu la bonne idée de s’attirer les faveurs de plusieurs gros bras, qui réglaient maintenant son compte au dealer malhonnête. C’était un drôle de petit homme rachitique, les dents qui sortaient, pétri d’hypocrisie, de flatterie et de couardise. Le genre de type qui me sortait par les yeux. Mais on est quand même allé le sauver en gueulant. Il n’avait pas eu une vie facile, il était passé directement du foyer pour jeunes à la maison d’arrêt pour mineurs, et de là, il avait atterri chez nous naturellement, sans goûter à la liberté plus de six mois entre chaque transfert. Je pense qu’il se plaît ici, dans ce lieu fermé, sécurisant, qui l’empêche de partir en couille de manière trop flagrante. Il coopérait largement avec nous, rapportant, dénonçant, consultant, ça lui assurait un minimum de protection. D’un autre côté, il coopérait aussi avec quiconque pouvant lui assurer quelque chose en échange, ce qu’il fait qu’il était à la fois utilisé et protégé par tous. Un vrai Rat.

« S’il te gêne, je le mets dehors, ce chien. Il est là pour obéir ! Allons ! Bois encore un verre avec moi ! »
Mon collègue s’impatientait. Il avait apporté une bonne bouteille pour la pause midi, et était très frustré que personne ne loue son bon goût de connaisseur. Il s’agissait plutôt, selon moi, d’une demande de l’ivrogne au fond de lui qui avait besoin de l’approbation de ses pairs pour cautionner son vice. Mais j’ignorais ces pensées subversives et, après une négociation plus ou moins réussie, tout le monde retourna de son côté et je revins siroter le fond de mon verre gris.
Dans tout cela, je devinais des êtres fatigués, ne vivant plus que par habitude et mécaniquement. Dans les remontrances de mon collègue, dans la perpétuelle opposition de nos gars, dans le train-train quotidien, et dans moi aussi, au fond de mon âme, j’étais fatigué.
Mon ami allait sortir de taule, d’ici quelques mois. Nous qui n’avions eu pour tout lien que des lettres anonymes, à l’écriture maladroite que je tentais de contrefaire aux yeux de mes collègues, des lignes d’encre sur du papier jauni, des regards fugaces, timides, à peine osés et si vites rompus dans le souci de protéger l’autre, nous étions perdus. Notre vie avait pris ce pli confortable, ce quotidien rassurant, et aucun de nous ne savait de quoi l’avenir serait fait. Mais je devinais à présent que j’étais fatigué, fatigué de vivre de passion cachée et d’effusion secrète. J’étais content que quelque chose bouge enfin. Et si j’en croyais son regard, quelque chose allait changer aussi dans la prison, quelque chose d’assez significatif pour qu’il ait pris le risque de venir m’en parler aujourd’hui.

Ces réflexions me portèrent jusqu’à la promenade obligatoire, après la sieste. Je me laissais porter par l’habitude, laissant à mes collègues le soin de réveiller les retardataires, le soin de crier et de menacer. Moi, j’étais ailleurs.
Arrivé dehors, il manquait un gardien, celui qui buvait trop. Je l’aperçus par la fenêtre de la salle de pause, déposer une bouteille toute neuve sur la table, puis tourner autour avant de se décider à l’ouvrir.
Puis je me mis à compter : 2-4-6... le compte n’était pas bon. 2-4-6... et ce n’était pas la fatigue qui m’arrachait cette constatation. Qui avait fait l’appel ? Je demandais à la ronde. C’était le collègue, celui en train de boire. Qui manquait-il ? Le nouvel arrivant, le violeur, celui qui avait découpé sa victime en plusieurs morceaux et l’avait laissée vivante. Lui, et un jeune homme, récemment arrivé aussi, et qui n’avait encore trouvé aucun soutien dans le groupe.
Un frisson me parcourut l’échine. Certaines personnes avaient droit à des « avantages », si elles savaient faire les bons cadeaux aux bonnes personnes. Comme celui de rester en cellule. Je pris à partie la nouvelle recrue, celui qui n’avait encore rien vu et je lui gueulais dessus : qu’il aille me chercher ceux qui manquaient. Il blêmit puis se précipita à l’intérieur. Je savais qu’il aurait eu du mal à cautionner la corruption. Je n’avais pas terminé ma pensée que l’alarme retentit. Ça y est, c’est arrivé. Je courus dans les couloirs. La première chose que je vis, c’est deux cellules ouvertes, les cellules des retardataires. Ensuite, je vis le sang, beaucoup de sang, qui dégorgeait de l’une d’entre elles. Et ce n’est qu’après que j’entendis les cris, les cris déchirants d’un homme que l’on vient de mutiler, les cris bestiaux d’un forcené que l’on arrache à son œuvre, et les cris de détresse d’un jeune gardien qui vient de perdre confiance en la vie.
Drôle de vie que celle-ci. Mais les choses changent parfois, en bien, en mal, en pire.

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Message posté le 00:25 - 4 avr. 2018

Semaine 27 : Parchemin (2026 mots)
C’est une vieille femme qui écrit l’histoire de sa vie, dans sa maison.
Cette dernière ressemble à un antre, à une caverne remplie de trésors. Entassés, montant au plafond, classés ou stockés, c’est des décennies de babioles, de souvenirs ou d’artefacts qui ont été amassés dans la pièce. Mais c’est surtout des feuilles, des feuilles noircies de notes, des livres, des grimoires, des potions, des plantes séchées à l’aura mystérieuse, qui donnent à l’intérieur de la bâtisse un côté étrange et ésotérique.
Jadis, quand le menuisier vaillant avait posé la dernière planche de l’édifice, heureux et fier, il avait contemplé son œuvre et s’était félicité de l’avoir créée spacieuse, lumineuse. Il pensait certainement aux enfants qui grandiraient sous son toit, à la vie qui grouillerait sur le plancher, à ces générations de bambins qui croîtraient, se marieraient et vivraient dans ce lieu qu’il avait bâti de ses mains. 
S’il revenait à présent, il ne reconnaîtrait sans doute pas la bâtisse vétuste, vieillie par les années, jamais entretenue, ainsi que la pièce étroite et sombre qui fut autrefois si glorieuse et à présent alourdit par le temps et exhalant une odeur de renfermé, d’encens et d’aromates.
Mais, à sa manière, la maison grouillait de vie, mais de vies passées, fanées, oubliées ou révolues. Et justement, la vieille femme au visage tanné écrivait pour ne pas oublier, pour ne pas qu’on relègue son parcours aux oubliettes en se focalisant sur ce qu’elle était devenue. Car derrière chaque grande dame, il y a eu une enfant, une jeune fille, une femme. Et ça, beaucoup de gens l’oublient. 
Elle était confortablement installée dans son fauteuil de bois brun sculpté, tunnelé par les mites dont le tissu était décoloré, râpé par les années. Elle portait un châle rose qui avait été tricoté par la mère de sa grand-mère, il y a des années et des années. Il était vieux, un peu abîmé, mais très confortable et confortant, parce qu’il avait une histoire bien particulière et que les broderies qui l’ornaient semblaient mystérieuses et exotiques. Son visage serein était semblable à un vieux parchemin, ridé, froissé, décoloré. Son chignon gris se défaisait, ses cheveux étaient longs et forts comme ceux d’une jeune fille. Elle devait être jolie étant jeune. Son sourire était lumineux, un peu rêveur, comme ses yeux, qui se perdaient dans des dimensions parallèles lorsqu’elle cherchait à se rappeler. Ses mains étaient belles, longues, fines, parsemées de taches de vieillesse. Elle composait avec attention, application, comme un écolier qui écrit un devoir. Elle cherchait par où commencer. Quels étaient ses premiers souvenirs ? Ses yeux clairs se plissaient, son front se ridait. Le visage de sa mère. Est-ce vraiment un souvenir ? Ce ne sont que des bribes, des morceaux de scènes déconstruits, vus avec des yeux d’enfants, non compris, sens dessus dessous. Est-ce vraiment un souvenir si aucun sens n’existe, si aucune émotion n’en est retirée, ni aucun enseignement ?
Elle réfléchit longuement, puis haussa les épaules et se mit à écrire, en grandes lettres bouclées et fines : 
« Durant mon enfance, je ne comprenais pas beaucoup ce qui se passait autour de moi. Mais je sais que je me suis senti bien, parmi les miens, sans stress évident, avec beaucoup d’amour ressenti, beaucoup d’aventures propres à mon âme alors jeune. J’aimais expérimenter, et j’étais fascinée par le mystère derrière chaque chose : une feuille d’arbre, un terrier, la pluie... Je pense que cela a posé des bases, des bases pour la personne que je fus, en grandissant. Je ne sais pas si je me suis suffisamment appuyée sur ces bases durant ma vie, car, encore aujourd’hui, j’ai tendance à les considérer comme insignifiantes, alors que je comprends avec le recul qu’elles ne l’ont pas été tant que ça. »

Elle reposa sa plume, s’arrêta un instant. Devait-elle expliquer pourquoi elle s’exprimait de la sorte ? Cela l’amènerait directement à des épisodes tardifs de sa vie. Il lui semblait qu’elle devait se contenter de tout écrire dans l’ordre. Elle reprit : 
« Mon adolescence fut plutôt triste, a contrario. Je me souviens du pensionnat et des autres filles, elles-mêmes tristes. J’étais considérée comme une élève étrange, un peu hors du lot, mais mes camarades qui ne voyaient jamais rien de différent et de nouveau m’adoraient. J’étais loin de ma famille et je devais me conformer aux exigences des bonnes sœurs qui s’occupaient de nous. Tout était austère et strict, je ne courrais plus, ne montais plus dans les arbres, j’ai appris à être une bonne ménagère, à lire et à compter. Ma famille me manquait et pourtant, tout comme elle, j’étais convaincue que cette école était le seul moyen de me garantir une vie stable et suffisante à mon entrée dans l’âge adulte. J’ai l’impression que cela a surtout effacé les couleurs vives de ma personnalité, les a gommées pour que je puisse me fondre davantage dans la masse. Ce n’est pas quelque chose qui s’est fait immédiatement bien sûr, les premières années j’étais infernale. Mon jeu préféré était, en cours de couture, de coudre discrètement un point sur la robe de la bonne sœur quand elle passait près de moi, et de laisser ensuite la bobine à laquelle le point était rattaché se balader dans toute la salle de classe au rythme des pas de notre surveillante, et se dérouler de plus en plus, s’emmêler, se défaire, tirer la jupe, sous le regard hilare de mes camarades. Ces vieilles peaux mettaient toujours un temps infini à s’apercevoir de ma facétie, elles ne regardaient jamais à leurs pieds et étaient bien trop hautaines pour le faire. Maintenant que me voilà âgée, je comprends que le mal de dos devait y être pour quelque chose aussi... »
Elle se redressa, pour illustrer son propos, et grimaça de douleur. Cela la fit rire doucement. 
« J’aimais aussi fuguer de nos chambres le soir, pour monter sur le toit et observer les étoiles. C’est à cette période que j’ai communiqué pour la première fois avec un esprit. Il s’appelait Azaël et n’était pas étranger aux bêtises que j’inventais, il connaissait les lieux par cœur et me guidait. Un soir, je me suis endormie en regardant le firmament et me suis réveillée au matin, avec les bonnes sœurs entourant le bâtiment, effrayées que je puisse tomber, mais pas assez téméraires pour tenter l’ascension. La mère supérieure m’a reçu de longues heures, remontrance après remontrance, pénitence après pénitence. Après quelque temps, j’étais plus sage. Je crois que j’ai fini par oublier les choses qui me faisaient plaisir et que j’ai cherché à faire plaisir aux autres, et au modèle social que j’avais en tête. »
La vieille femme médita sur ses paroles un instant. Un voile de tristesse s’abattit sur son visage.
« Si je savais tout ce que je sais maintenant, j’aurais osé faire tellement de choses ! Mais j’étais jeune et peu consciente de ce qui se passait. J’avais un don, ce don très spécial que peu de gens ont. Je m’en servais au départ, pour faire tourner en bourrique mes professeurs ou faire rire mes parents. Et cette chose, on me l’a présentée comme tellement honteuse que je l’ai reléguée tout au fond de moi, cachée, oubliée. Je n’avais pas compris que je vivais pour moi, et que je devais par ce fait, m’accepter tout entière. Je n’ose pas imaginer ce que j’aurai pu accomplir si j’avais osé, plus tôt, m’affirmer et me concentrer sur mes capacités. Quel gâchis ! Mais je ne peux pas revenir en arrière. Et puis, des choses très belles se sont passées, des choses que je ne regrette pour rien au monde, et qui m’obligent à accepter ce début de parcours, bien qu’un peu triste, mais qui m’a emmené à beaucoup d’autres choses par la suite. » 
Le trouble s’était apaisé, des étincelles s’étaient allumées dans ses yeux. Elle pensait à des choses heureuses. 
« Une fois sorti de cette école, j’ai rejoint une congrégation. Je commençais à comprendre des choses autour de moi, mais j’étais effrayée. Ma soif de comprendre le mystère des choses grandissait de jour en jour, menaçant de percer la coquille de jeune fille de bonne famille que je m’étais créée. Mes parents insistaient pour que je trouve un parti, alors je me suis mariée et ai laissé de côté mes activités païennes. C’était un homme doux, peu bavard... Et nous avons eu deux enfants. J’étais vraiment partie pour avoir une vie tout à fait normale avec le commun des mortels. »
Un tremblement la reprit, mais de manière plus sérieuse. Elle blêmit, se mit à tousser. Sortant son petit mouchoir de dentelle, elle en cracha du sang noir. Ses yeux s'exorbitèrent. 
« Me voilà... me voilà condamnée à être plus brève. Ce que je veux dire... c’est que je n’ai jamais rien regretté. Ni la solitude ni la vie de paria. Je n’en pouvais plus de ne pas être à ma place. J’ai acquis des pouvoirs, des pouvoirs immenses, j’ai étudié les forces occultes, je suis passée maître dans mon art. Je suis allé là où aucun être humain n’avait osé aller. Je suis, parmi mes pairs, considérée comme une icône, une référence. J’ai dû faire des sacrifices, on ne devient pas sorcière en élevant une famille. J’ai dû abandonner tout. Je n’ai jamais été plus libre, plus totalement maître de mon destin. Je me suis aperçue que la société m’empêchait de m’épanouir, de par ma condition de femme en premier lieu, mais aussi de par la chape de la religion et de la morale. Mais je m’en suis libérée, j’ai coupé ces liens... »
Elle fit le geste de manipuler une paire de ciseaux. Elle était très pâle, ses lèvres avaient bleui ainsi que le bout de ses doigts. Elle tremblait de plus en plus, si bien qu’elle devait tenir sa main droite avec la gauche pour arriver à tracer des lignes droites. 
« Et pourtant... » gémit-elle soudainement, au milieu des témoins inanimés de la scène. Et elle reprit sa plume :
« Je suis la personne la plus influente de la région. J’ai de l’or... à ne plus savoir qu’en faire. J’ai des pouvoirs, j’ai l’intelligence, j’ai la renommée. Mais pourtant aujourd’hui, alors que je m’efforce d’écrire l’histoire de ma vie, je ne ressens pas de fierté, pas de contentement. Ce que j’aurai aimé, à ce moment précis où je sens mon âme quitter mon corps... c’est sentir la main chaude de mon mari contre la mienne. Voir mes enfants et petits enfants, savoir qu’ils sont beaux et en bonne santé, savoir qu’ils vont grandir et fonder une famille à leur tour. J’aimerais tellement être entourée, par ces mortels que j’ai reniés, rejetés durant toutes ces années. Mon savoir... mon savoir, à présent que je suis au pied du mur me tourne le dos. Il reconnaît ma condition de mortelle et m’abandonne. J’étais tellement, tellement occupée à amasser des connaissances.. Même un animal, je l’aurais négligé. Et me voici, maintenant. Mes admirateurs sont légions, mais aucun ne viendra tenir la main à une vieille femme expirante, ils m’admirent pour la puissance et les capacités que j’ai lorsque je suis forte. Nombreux sont-ils, ceux qui attendent que je cède ma place. Les voilà contentés. Oui, j’ai bien vécu, j’ai accompli le travail d’un dieu, mais c’est en humain que je meurs et c’est seule que je pars. J’aimerais que celui qui lira ces lignes (ce sera sans doute le président du conseil des sorciers ou son assistant qui remarqueront mon absentéisme aux réunions), j’aimerai lui dire de se dépêcher, de renouer contact avec sa famille, d’oublier un instant son intellect et son orgueil, et de profiter de sa condition humaine. Prendre son petit-fils dans les bras, s’extasier de le voir sourire, féliciter sa belle-fille pour sa cuisine. Vivre, simplement. »
La vieille femme se recroquevilla sur son fauteuil. Elle avait froid, et tirait sans succès son châle contre elle. Ses grands yeux effrayés et sa coiffure défaite lui donnaient l’air plus jeune que jamais. Une petite fille effrayée par ce qu’elle voyait se profiler devant elle. Sa mâchoire trembla, une larme coula le long de sa joue tiède. Mais bientôt, les quintes de toux la reprirent. Sa longue agonie dura toute la nuit.

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Message posté le 20:25 - 14 mai 2018

Semaine 28 : Corps (1614 mots)

J'allais bientôt atteindre le sommet de mon art, j'allais bientôt montrer au monde ce dont j'étais capable et en récolter le pouvoir qui m'échoyait de droit. Tout les outils nécessaires avaient été secrètement amassés dans ma cave, humble travail de souris de ma part qui allait porter, j'en étais persuadé, bien plus de fruits que les efforts que j'avais eu à fournir. Mes mains tremblaient, voilà sept jours que le sommeil m'avait fuit. Comment pouvait-il m'habiter, alors que pointait l'aurore d'un jour glorieux ? Mon esprit, éveillé par les rayons de l'astre à venir, astre qui n'était d'autre que la gloire dont j'allai être auréolé, restait obstinément, passionnément, assidûment en alerte, pour ne point perdre une miette du spectacle à venir. Et quel spectacle !

La gouvernante ne me quittait point des yeux, alors que je passais le portail du manoir encombré de paquets. Il est des petites gens qui, quand ils revêtent un uniforme, un tablier dentellé de couleur blanc cassé dans son cas, se pensent transformés et oublient leur manque d'éducation, se permettant d'exprimer sans honte ni gêne leurs sentiments rapaces. Un domestique devrait rester à sa place, hélas, pourquoi est-ce si difficile à comprendre ? C'est dans ce genre de situation que la supériorité naturelle d'un noble permet de rétablir un équilibre acceptable. Dans ses yeux porçins je vis apparaître une sainte terreur à la vue de mon regard fiévreux. Elle se signa tandis que j'approchais d'elle, la satisfaction que cela me procura prit la forme de sueurs profuses dégoulinant dans mon cou et sur mon front. J'étais parcouru de frissons. Plus je m'approchais, plus son visage se décomposait, elle se saisit de ses jupes pour pouvoir s'enfuir. J'exultais. Elle rentra prestement à l'intérieur, puis j'entendis le bruit familier de la vaisselle que l'on prépare, l'odeur d'un feu qu'on allume. Sans un ordre de ma part, elle se mettait à me servir. Mon pouvoir commençait à percer, ma supériorité à s'affirmer d'elle-même. Qu'il serait bon d'avoir des centaines, des milliers de servants comme elle, asservis, avili au moindre de mes souhaits… ! Encore quelques heures, seulement quelques heures, et ce doux rêve se fut transformé en réalité. Ma gorge se serrait à cette idée. Bientôt, bientôt..
Le postier est un gringalet au visage criblé de tâches cuivrées. Du haut de ses longues jambes, il parcourt des lieues et des lieues pour livrer le courrier des nobles locaux. Il aimait, quand feu mes parents étaient encore en vie, reposer sa maigre carcasse dans nos fauteuils de satin et tremper ses lèvres fines dans le plus délicat des thés de toute la nouvelle Angleterre. Le drame arriva, je me retrouvai seul, et ses yeux verts devinrent fuyants. Il déplaçait son poid d'une jambe à l'autre, se caressant l'arrière de la tête, prétextant mille et unes affaires nouvelles pour ne point rester. Je prenais un malin plaisir à le torturer, à le charmer de tous mes talents de flagornerie, à le supplier de s'attarder un peu plus auprès de moi, prétextant mille maux ou intérêts quelconques dans sa personne afin qu'il ne puisse refuser dûment. Quel plaisir était-ce de le voir rougir, bégayer, pâlir, puis reculer de quelques pas, attendant mon accord pour s'enfuir, se libérer enfin de mon emprise !
L'anneau méplat de ma clef à embase ordinaire pendait au lacet que je gardais toujours autour de mon cou. J'étais un être entouré d'autres êtres à l'intelligence inférieure, et j'entendais, j'entendais leurs voix résonner dans mon crâne. Ils avaient peur, ils se méfiaient. Ils voulaient me dérober la clef. Ils voulaient me l'arracher. Ils voulaient me réduire à néant. Mais ils me craignaient trop pour cela, car mon pouvoir, mon pouvoir commençait à transparaître. 
Le soir venu, j'avais congédié ma domestique, elle m'avait regardé avec de grands yeux humides et j'ai lu de la reconnaissance sur son front humble. Elle était partie l'instant d'après. Pour l'aboutissement de ma condition, je voulais être seul, dans mon manoir, seul avec celui que j'allais devenir. J'allais enfin devenir Homme

« L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré.
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux ;
Au sein de l’infini nous élançons notre être.
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître. »

Mes mains décharnées tremblaient tandis que l'exaltation gagnait mon être. Mes yeux, ces petites billes enfoncées dans leurs orbites, délicatement lovés au creux de l'écrin de velours noirâtre que formaient mes cernes, étaient plus brillants que jamais. Enfin, enfin, je me sentais vivant ! Quelle ironie, pour quelqu'un qui trouve son accomplissement dans la mort.. 
Le bruit de fond diffus des voix s'amplifiait. C'était le village, le village tout entier que j'entendais se lamenter. Ils pleuraient, ils pleuraient leurs enfants disparus. Leur esprit servile ne comprenait pas, ne pouvait pas comprendre le sacrifice nécessaire que j'avais été obligé d'accomplir. S'en doutaient-ils ? Certainement, j'étais craint. Pour eux, chaque rejeton est unique, alors que leur espèce se reproduit tel ces lagomorphes mièvres que je dégustais en civet. Un jeune humain de plus ou de moins, quelle est la différence ? Si mon génie ne les eut pas emportés, ç'aurait été la faim, le froid ou la peste durant l'hiver. Leur mort tragique dans l'enceinte de ma demeure avait au moins servi une cause plus noble que celle de remplir le ventre affamé des chiens errants. 
Mes différents stratagèmes pour les attirer jusqu'à chez moi avaient tous échoué, depuis longtemps déjà, on se méfiait de moi. La peur est héréditaire, mais aussi la stupidité. Ce dernier point me permit de trouver un esprit faible à asservir dans la personne de Joris, l'idiot du village. Joris était l'ami de tous les enfants. Il était devenu le mien aussi, contre sa volonté qui était pourtant bien faible. Quand il m'eut apporté le cinquième enfant, je l'ai laissé partir, relâchant mon emprise. Le pauvre bougre s'était immédiatement jeté d'un pont, rongé par la culpabilité. Il faut dire qu'il était costaud, ce jeune homme, et qu'il m'avait bien aidé à maintenir mes victimes… Le pouvoir absolu demande toujours des sacrifices, ils semblent importants sur le moment présent, mais à l'échelle de l'histoire, ils deviennent de petites poussières, rapidement balayées, oubliées, au profit de la cause. La cause qui excuse tout. La puissance.

La lune était à son firmament quand je commençai mes prières. Mes mains égrenaient sur le sol souillé de sang diverses poudres dont la préparation m'avait demandé des mois et des mois de travail. Je répandis dans un même temps le sang pur que j'avais récolté, et le versai sur les ossements que j'avais déterrés. Tant de travail.. pour aboutir à l'excellence.

Quel fut donc l'élément qui transforma cette soirée glorieuse en descente aux enfers ? Enfers que je rêvais de contrôler et qui maintenant me contrôlent tel une marionnette ?

Je me souviens comme si c'était hier, les voix, les voix n'arrêtaient pas de pleurer.. Et j'ai récité, récité de mes lèvres tremblantes la formule que je ressassai depuis des semaines. J'avais en face de moi le cadavre du plus puissant seigneur du comté. Mort à la guerre, son éclat et sa puissance étaient encore inégalés. 
Ma langue délia les paroles que l'étude assidue avait mise des années à traduire d'une langue oubliée. 
« Astres célestes.
 Lumières du jour et de la nuit.
 Que l’âme endormie ici.
 Par votre force soit réveillée.
Que son essence vitale me revienne
Qu'elle habite mon âme
Pour que j'en acquière le pouvoir
Telle est la requête qui en cette heure.
Vous est adressée. »

Un frisson me parcourut au dernier mot, je ne sentais plus mes membres, je ne contrôlais plus rien et une force obscure me jeta à terre. Incapable de supporter le chaos qui régnait dans mon être, je m'évanouis sur le sol humide. 

Quand je repris conscience, mes yeux étaient déjà ouverts. J'étais en train de vaquer à mes occupations habituelles, je portais des vêtements que je n'aimais pas, j'étais coiffé d'une manière différente et un plat qui me dégoûtait au plus haut point était en train de mijoter dans la cuisine. Je voulus regarder autour de moi, mais mon corps ne répondait pas, continuait à vivre comme si je n'étais pas là. Je voulus crier, mais ma volonté toute entière ne put déplacer aucun de mes muscles.. 

Je ne puis décrire l'état dans lequel je me trouve depuis ce jour. Je suis là, je ne suis plus là. J'existe, je n'existe plus. L'autre a-t-il conscience de ma présence ? A-t-il conscience de ma souffrance ?
Jour après jour, j'apprends à connaître celui qui m'asservit. Je connais ses habitudes, ses goûts, son talent pour le combat. Je suis spectateur de ce que fait mon propre corps. J'ai quelques heures de répit par jour, quand il est endormi. J'use de ce temps avec parcimonie, car il est puissant, extrêmement puissant. Je ne sais s'il tolère ma présence ou s'il me croit mort. Mes faibles tentatives pour reprendre le contrôle n'ont eu aucun effet. J'écris ces lignes avec une main qui était autrefois à moi, et qu'à présent, j'utilise avec la crainte de celui qui use d'un bien qui ne lui revient pas. 

Je suis si faible et si lâche, oserai-je attenter à la vie de ce corps qui est désormais ma prison ? Une sainte terreur m'envahit à cette pensée. Si mon corps meurt, nous retournerons tous deux au royaume des esprits, moi, et lui, le nouveau propriétaire. Les tourments éternels et la servitude m'attendent de l'autre côté si j'ose attirer son courroux. J'ai peur.

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Message posté le 22:40 - 23 mai 2018

Semaine 29 : Mythe (1105 mots)

Ô toi ma bien-aimée, que ne puis-je contempler à nouveau ton visage diaphane nacré de larmes dans l'écrin de tes cheveux blonds ! Tes mains fines nouées autour de ce chapelet que tu affectionnais tant, qui fut tenu par les mains raides de ta mère décédée, par sa grand-mère, et puis par toi, belle enfant ! L'eau dégoulinait des parois de la caverne humide. Les stalactites, à ta droite, à ta gauche, en ton centre, palais blanc métaphorique taché de sang, de ton sang ! S'érigeaient encore et encore au fur et à mesure que les gouttes tombaient, forgeant les barreaux de ta prison.
Ton image, la dernière image que j'ai eue de toi, reste et restera à jamais gravée dans mon esprit, comme une marque au fer rouge, un stigmate. Tels les troupeaux que j'amenais à paître pour ton père le roi, mon âme porte l'empreinte indélébile de la jeune femme à qui j'appartiens. Fut-elle morte et réduite en poussière, je lui resterai fidèle jusqu'à la fin de mes jours. Oui, je te resterai fidèle à toi, mon amour, toi qui n'es plus qu'un courant d'air dans la nuit, qu'une réminiscence dans une foule , qu'une larme dans mes yeux. 
Tout m'est si précieux ici-bas, depuis que tu es partie. Es-tu cette poussière que je déplace ? Ce rat que je chasse s'est-il repus de toi ? Ce volatile, est-il celui qui a crevé tes yeux vides ? La pauvresse qui mendie dans les rues, va-t-elle bientôt te rejoindre dans la mort ? Chaque chose se rapporte à toi, tu as toujours été le point central de l'univers, de mon univers, et tout objet ou esprit est imbibé de ta présence, comme tes cheveux étaient imbibés de ton parfum et mes lèvres des tiennes. 
L'eau que je bois, elle me rappelle tant celle que nous recueillions sur les parois rocheuses ! Sais-tu que je ne mange plus ? Si ce n'est des baies, ces baies que nous avions cueillis ensemble avant de pénétrer dans le royaume d'Hadès. Nous avions si faim.. j'aime à sentir les affres du besoin déchirer mon estomac. Je me sens plus proche de toi, quand tu me regardais, pâle et chancelante, alors que toi et l'enfant en toi mourriez de faim. 
Vois ! Tu m'accompagnes aussi dans mon sommeil. Voici ce dont j'ai rêvé cette nuit : j'étais dans une grotte, il faisait sombre, mes vêtements étaient déchirés, mes pieds en sangs, je n'avais qu'une poignée de baies en poche, pas d'argent, pas d'amis, et je ne trouvais plus la sortie. Mais cela ne me préoccupait guère. J'étais inquiet car ta main n'était plus dans la mienne. Je te savais tout près, je sentais ta présence, mais je ne te voyais pas. Je t'ai appelé, et tu as répondu par un gémissement. C'est alors que je me suis aperçu de l'eau qui gouttait du plafond et qui coulait allègrement sur mon visage. Je ne l'avais pas remarqué car je pleurais déjà, mes larmes étaient froides. Puis j'ai ouvert la bouche, mes lèvres ont goûté au liquide céleste et une saveur âcre, rouille a envahie ma langue. C'était du sang qui coulait. Je levais alors les yeux et je te vis, dans ton berceau de roches, dont une au milieu de ton ventre, juste à l'endroit où devait grandir notre enfant. Tes yeux étaient entrouverts, tu me regardais. Tu étais si belle ! C'est alors que je pris conscience du fait que j'étais penché au-dessus du précipice que tu n'avais pas vu, et c'est alors que je me réveillai. 
Je fais le même rêve depuis vingt ans maintenant, et cela fait vingt ans et un jour que je vois cette scène.
Je t'aime, je t'aime tellement. Ma première pensée fut de me jeter avec toi, pour t'étreindre une dernière fois. Mais c'est ton souffle qui m'a sauvé, alors que ton dernier soupir venait de se dissiper dans l'air raréfié. Ce souffle que j'avais senti dans mon cou au moment où tu m'avais enlacé, cette pression de ta main contre mon bras, mon sourire qui avait répondu au tien. Je compris que mon corps était un temple, un temple dédié à toi, belle déesse. Une partie de toi vivait en moi, à l'endroit où tu avais saisi mon bras, dans mes cheveux que tu aimais ébouriffer, dans mes yeux où tu te perdais, dans le bruit de mes pas que tu guettais le soir. Si j'avais continué à respirer durant les années précédant notre amour, c'était pour t'apercevoir à la fenêtre du château, en rentrant des champs. Si le sang avait circulé dans mes veines, c'était pour alimenter mes jambes qui venaient soupirer sous tes fenêtres. J'étais un pur produit de ta création, une empreinte indélébile que tu avais laissé au monde. Les moutons en étaient une autre, et ce petit balcon où nous nous sommes embrassés, et cet arbre auquel je grimpais. La création entière menait à toi, comme une louange universelle. Je voyais chaque détail, chaque bribe, chaque individu qui avait mené, indirectement ou pas, à ton entrée dans le monde, puis à notre rencontre. Je voulais magnifier tous ces témoignages de ta souveraine place en ce monde. Je voulais respecter ce qui se rapportait le plus à toi dans mon esprit : la vie elle-même.
Alors je suis parti, je suis parti retrouver les moutons, les pâturages, et les champs. J'ai pénétré dans le château, et tout le monde te cherchait. Et moi, je contemplai les pavés, les pavés que ton pied délicat avait foulé, les échoppes où ton regard s'était posé, les paysans qui t'avaient un jour parlé, et je humais, je humais amoureusement l'air que tu avais inspiré, puis expiré pendant tes seize années d'existence. 
Je suis à toi tout entier, dans la mort et dans la vie. J'erre, j'erre dans tous les endroits où tu es allé, tous les endroits où je t'ai aimé. Je me sens proche de tous les êtres misérables que ton cœur prenait en pitié et des puissants auxquels tu étais apparentée. Je suis avec toi quand je respire, quand je marche, quand la faim me tenaille et me jette à terre. Toi aussi tu es tombée n'est ce pas ? Tu étais toujours si distraite ! J'ai seulement erré quelques jours pour trouver la sortie, et j'étais avec toi quand je me délectais de la vision du ciel bleu que tu rêvais de revoir. 
Ton souvenir me consume jour, nuit, dans la vie , dans la mort. Quand mon temps sera révolu, je serai satisfait, car j'aurai servi ta mémoire. Et, au moment d'expirer, je serai encore avec toi. Pour l'éternité.

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Message posté le 13:20 - 1 juin 2018

Semaine 30 : Frontière (1216 mots)
« Bon c’est à toi aujourd’hui, j’espère que tu as préparé quelque chose ! »
-Bien sûr banane, tu crois que j’ai alzeimer ou quoi ? «
Théo illustra son propos en prenant un regard vague, déambulant, tel un zombie dans la petite chambre rose, buttant contre le lit et regardant Amélie avec un air surpris : 
« Qui êtes vous madame ? Que faites vous dans ma chambre ? »
Il regarda autour de lui et la stupeur sur son visage décupla : 
« Mais ? Mais ? » Il tournoyait sur lui même, jouant l’affolement : 
« Mais ? Mais ? Ce n’est pas ma chambre ! Qui voudrait d’une chambre de fille ? Oh mon dieu, suis-je une fille ? » Il se tatta la poitrine, puis regarda son interlocutrice avec un air atterré : 
« En tout cas, si j’en suis une, je suis une planche à pain ! »
Amélie, qui avait éclaté de rire dès la première mimique du jeune homme, n’arrivait plus à respirer tant elle trouvait cela drôle. La fin de la représentation se termina par un salut d’acteur, tel un comédien sur scène, ce à quoi la petite fille répondit par des « Encore ! Encore ! » enthousiastes.
« Encore ? Tu ne veux pas voir ce que j’ai préparé ? »
Le visage orné de boucles se troubla, en proie au plus terrible des dilemmes : 
« Hum.. si je veux savoir ! Montre moi ! »
-Oui madame, à vos ordres madame ! »
-Roh t’es trop bête ! »
Théo s’assit sur le lit, sortant de sa sacoche en cuir brune un cahier de notes et un crayon gris. Amélie, débordante d’excitation, se redressa et arrangea ses oreillers pour être à la même hauteur. Ses yeux noisette brillaient. 
« Alors le jeu aujourd’hui, c’est d’imaginer des retournements de situation. »
La fillette se figea instantanément : 
« Quoi ? Mais c’est pas drôle ça ! »
-Mais si, tu vas voir. En plus ça va nous aider à arranger les choses qui ne vont pas, madame-je-vois-la-vie en noir 
-Même pas vrai !
La remarque l’avait piqué, elle prit un air boudeur tandis que Théo commençait à tracer des lettres de sa belle écriture bouclée : 
« Bon alors par exemple, une phrase toute simple : « J’ai perdu mes clefs » »
-C’est chiant ! 
-Le but est de rajouter une donnée qui va rendre la situation agréable.
-Hum.. j’ai perdu mes clefs de boite aux lettres ?
-… et je ne peux plus recevoir mes factures ! 
La fillette rit et battit des mains : 
« J’ai compris ! Une autre ! »
-Hum.. Je n’ai plus rien à me mettre.. 
-Hé been.. Je suis maintenant à la mode en culotte ! 
-Quoi ?! Qui t’as appris ça ?
Théo gratifia l’enfant d’un regard sévère qui la fit mourir de rire : 
« Tu trouves pas ? Maman m’a donné ses magazines, mais je n’aime pas. J’préfère les grandes robes avec des rubans... »
-...et les chambres roses et tout et tout.
-A moi de t’en donner une ! Hum.. Je.. je vais.. J’ai perdu.. mon portefeuille ! 
-Hum.. Je l’ai perdu.. dans ma maison... ce qui m’oblige…. à sécher les cours pour le retrouver ! 
-Mais moi j’aimerais bien aller à l’école..
Le regard d’Amélie devint triste, vague. Le jeune homme, conscient d’avoir dit une bêtise, tenta de rattraper le coup : 
« Tu dis ça parce que tu n’es pas allé en médecine, tu y entres sain d’esprit et tu en ressors totalement frappadingue ! »
-Frappadingue toi-même !
Le mot avait fait rire, mais une ombre planait toujours.
« Bon je vais te raconter alors.. »
Il passa la feuille usagé derrière le carnet, révélant un nouveau champ de possibles totalement vierge.
« Bon, tu va te moquer de moi parce que je ne sais pas dessiner.. »
-Je me moque toujours de toi !
-C’est pas faux..
Il griffonna d’une main habile, en homme qui cerne rapidement les situations mais pêche pour repérer les détails. 
« Bon, là c’est l’amphi, là l’estrade. Moi je me mets toujours là, c’est la meilleure place, mais il faut que j’arrive tôt pour l’avoir, c’est très convoité. »
-Et tu te bats pour l’avoir ?
Silence. Sourire évocateur.
« Ca ne m’est pas encore arrivé. »
-Je suis sûr que si.. 
-Je te raconterai ça une autre fois c’est promis. 
-Non ! Maintenant ! 
-Bon ben c’était un combat entre moi et le major de promo, c’était rude, mais je l’ai remporté.
La fillette était éberluée : 
« Toi, avec tes petits bras t’as gagné une bagarre ? Pas possible, maman t’aurait tué, tu serai rentré couvert de bosses ! »
-Rah mais les combats ne sont pas forcément physiques voyons !
Il toqua sur sa tête :
« Simple d’esprit va ! »
-Avec des sabres lasers alors ?
Ce fut au tour du jeune homme de s’écrouler de rire devant la remarque sincère et ingénue qui tombait comme un cheveu sur la soupe au milieu des conflits entre étudiants.
« On devrait te nommer ministre de la défense ! »
-Oh non c’est trop chiant de faire des discours !  Mais alors c’était quoi ? 
-Bah un combat psychologique voyons ! 
-C’est nul ça ! 
-Ah non, détrompe toi ! Il faut un mental d’acier, travailler son jeu de regard, s’affirmer en tant que mâle alpha, s’imposer par son charisme et son attitude de vainqueur. Et si tu oses révéler une de tes failles, c’est foutu, ils se jettent tous dessus ! Mais l’astuce, c’est de semer des fausses pistes, du blé à moudre qui n’a aucune incidence sur toi, comme ça, tu les épuises et tu gagnes du terrain ! 

Amélie semblait impressionnée, ses yeux s’agrandissaient au fur et à mesure de la description.
« Mais c’est la vie sauvage là bas ! »
Rires.
« Presque.. »
-Bon continue le dessin ! 
-Bon, généralement, par là, il y a cet étudiant qui ne parle à personne. Il sent très fortement l’ail.. 
-Parce qu’il en mange beaucoup ? 
-Ben.. je sais pas, encore un mystère.. 
-Il en cultive ? 
-Bah je ne sais pas je t’ai dit ! Celà dit il cultive autre chose que.. enfin bref. Et là de l’autre côté, il y en a un qui est déjà venu une paire de fois en pantoufle, il est très distrait.. ou je-m'en-foutiste, je ne sais pas. 
« Jemenfoutiste » répéta la petite fille, fascinée par le mot.
-Bon et ensuite, autour de moi là, bah y’a pas grand monde qui travaille. Lui envoie des textos, lui joue à Wow, lui se cure le nez.. 
-Beurk ! Moi aussi j’épongerai les cours ! 
-Sécher ! Pas éponger ! Tu l’as fais exprès là ? 
Sourire espiègle et muet d’Amélie.
Soupir faussement désabusé de Théo.
« Qu’est ce qu’on va faire de toi.. »

Soudain on frappa à la porte, une voix forte, mature, cria par l’entrebâillement : 
« Les enfants ! Au lit ! »

Les deux se regardèrent, déçus. 
« Bon » commença Théo, « Je devrai y aller, demain je me lève ! »
-Tu me raconteras ? 
-Comme si tu y étais ! 
-J’adore l’université !

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Message posté le 22:00 - 6 juin 2018

Semaine 31 : Confusion (2329 mots)
Le petit chaperon rouge descend le talus qui mène à la forêt d’un pas maladroit. Elle doit avoir 13 ou 14 ans, un visage juvénile dissimulé sous son fard trop chargé, des cheveux blonds, des boucles en plastique aux oreilles. Ses vêtements moulent un corps encore informe et un manteau rouge est jeté sur ses épaules nues.
Elle porte un sac à main qui semble lourd et son visage se crispe sous l’effort tandis qu’elle jette des regards effrayés autour d’elle. Car les bois, les bois sont sombres et denses. Ils sont mal fréquentés. On ne devrait pas s’y promener quand on est une jeune fille. 
À ses pieds, des talons trop hauts, avec qui elle a du mal à marcher. À ses poignets, des colifichets achetés au marché. Sa jupe est trop courte et limite ses mouvements. Sur ses yeux, le noir a débordé.
Le petit chaperon rouge s’habille comme une adulte mais n’en a pas encore l’étoffe. Et elle tente de se rendre chez sa mère-grand sans peur et sans crainte mais elle n’en a pas, plus, l’envie ni le courage. 
Elle ressemble à une adulte mais plus elle s’enfonce dans le quartier, plus l’enfant en elle ressurgit. Et l’enfant, à chaque pas qu’elle fait, dit « cours , enfuis-toi », et ce même enfant l’instant d’après, s’exclame : « Mais je suis si petit et si seul.. Où pourrais-je aller ? ». Alors il finit par prendre des positions plus radicales : « Nous sommes bloqués, rentrons sous terre, disparaissons ! ». Et seul son désir ardent d’être enfin grande, enfin mûre, fait tenir la jeune fille debout. 
Dans son sac, les bouteilles s’entrechoquent au rythme de ses pas, créant une curieuse marche funèbre.
Elle a mal au ventre. Ce n’est pas à cause de ce qu’elle mange car elle ne mange rien. Enfin, plus grand-chose. Et personne ne s’en est aperçu. Plus petite elle avait eu beaucoup de remarques sur son embonpoint, alors elle avait commencé pour maigrir puis c’était devenu une façon d’exister. Une façon comme une autre. Une tentative pour sortir de ses contradictions, via la non-existence. Et plus personne ne lui faisait de commentaires sur son poids. 
Elle tente de faire disparaître ce corps, qu’elle déteste tellement, ce corps, si convoité par son ancien beau père, si maltraité par sa mère et sa grand-mère. Ce corps pourtant qui va la sauver, en la faisant devenir adulte, en lui permettant de dire non, en lui permettant de s’enfuir. 

Il fait sombre, le chemin est éclairé par des lampadaires mourants, tous les cent mètres, en jaune. La jeune fille frisonne dans le vent frais de la nuit, et réajuste son grand manteau. Un vêtement trop grand pour elle, qu’elle a dû récupérer de sa mère. Un vêtement rouge, comme pour mieux signaler sa présence.
C’est alors que le loup entre en scène.

Le loup, sa vie, sa fierté, sa raison de vivre, c’était sa fille. « C’était » parce que maintenant il ne peut plus la voir. « C’était » parce que maintenant elle ne veut plus le voir, sa mère l’a monté contre lui. Elle était tout pour lui. C’est pour elle qu’il avait travaillé 20 ans dans la même usine, à respirer des produits toxiques et à signer sa mort prématurée. 20 ans à s’effriter progressivement les cervicales, à manipuler sans gants des agents cancérigènes, à dire oui à tout ce que son patron demandait, à rogner sur ses pauses pour produire plus, toujours plus. C’est pour ça qu’on l’avait gardé malgré son caractère, malgré les altercations avec ses collègues, malgré son odeur d’alcool. Parce qu’il s’échinait à faire toujours mieux, toujours plus. Pour sa fille.
À la maison, il était fourbu, fatigué, irritable, mais il avait toujours assez d’argent pour amener sa famille en vacance. Il leur avait fait découvrir des jolis coins, ça oui ! Et tous les étés ils partaient ! Et puis il avait payé les cours de danse, et de temps en temps, un cinéma. Ah ça oui ! Elle n’avait manqué de rien ! 
Puis un jour, un jour un seul, après 20 ans, il avait trop bu et il s’était réveillé dans un caniveau, à dix heures du matin, sans papiers et sans dignité. Il ne savait plus où il était, alors il a erré, erré, jusqu’à ce qu’il trouve un bar. Ensuite il a bu un peu, puis un peu plus, puis le serveur a voulu qu’il règle et il n’a pas réglé. Alors il a appelé les forces de l’ordre qui l’ont mis en cellule de dégrisement. Ensuite ils l’ont ramené chez lui. 
Et à son retour, sa femme n’était plus la même, quelque chose avait changé. Et il avait compris, compris qu’il se manigançait quelque chose dans son dos. Son arrêt maladie fut court, mais les conséquences éternelles : un soir de dispute, sa femme est parti avec sa fille. Et elles ne sont plus jamais revenues. Même la justice a cautionné ça. Il s’est battu, battu, a déposé des recours, mais le juge refusait de le recevoir saoul, et plus l’absence de son enfant lui pesait, plus il buvait. Personne n’avait pu comprendre ça. « Allez donc vous faire soigner, monsieur Le Loup, ensuite nous verrons si nous vous la rendons. » « Mais si je suis malade c’est parce qu’on me l’a arraché ! ».
Rien à faire. 
Aujourd’hui, il est seul. C’est son soixantième jour d’abstinence. Il est seul dans son appartement, dans sa vie, dans son lit, dans son cœur. Seul face à un verre désormais rempli d’eau, une eau fade et calcaire à l’image de ce qu’est devenu son quotidien. Au milieu des photos, des souvenirs, il se demande à quoi elle peut bien ressembler maintenant. Elle a dû drôlement changer. Est ce qu’il la reconnaîtrait ? Et elle, qu’est ce qu’elle dirait ? 
Il avait continué à demander, à haranguer, jusqu’à recevoir une lettre d’une écriture malhabile, qu’il conserve précieusement dans sa table de chevet, comme on conserve l’arme avec laquelle on veut se tuer. Elle rassure et elle fait peur. C’est le dernier témoignage de vie qu’il a de sa fille. Mais le message qu’il contient avait signé son renoncement envers la vie. Elle ne voulait plus le voir. Sa mère, le juge, son beau-père, ils l’avaient montée contre lui. Le mal était fait. 
Alors il avait arrêté de se battre, et quand il a été repêché par une association, il a essayé de se soigner, dans l’espoir de tenir jusqu’au jour.. ce jour où, peut être, elle reviendrait sur sa décision. 
Et alors qu’il erre dans les rues infâmes et sombres du bois, incapable de savoir s’il va boire un verre ou se jeter dans le fleuve, il voit une jeune fille. Il croit que c’est la sienne. Il y a deux grands types près d’elle, un racket en bonne et due forme. Alors il s’approche et il gueule, comme il sait bien le faire : « Foutez-moi l’camp ! ». Il est connu dans ce quartier, parce qu’il se bat beaucoup. Et quand il est ivre, il ne retient pas ses coups. 
Alors les deux voyous s’enfuient. Et le petit chaperon rouge s’approche, les yeux humides. Elle voit dans cet homme au visage buriné par le temps, son salut. Et le loup n’a jamais vu quelqu’un le regarder comme ça depuis des années. Il se sent autre, il se sent considéré pour la première fois depuis des décennies. 
« Emmène-moi avec toi ».
Il sait bien qu’elle est trop jeune, il sait qu’elle l’oubliera bien vite, mais il veut y croire, juste ce soir. Alors, il l’emmène marcher le long du fleuve, et il l’écoute. C’est la première personne à qui la jeune fille parle depuis sa décennie et demi d’existence, la première à qui elle parle vraiment. En seulement deux heures, cet étranger est devenu le centre de son monde. 
Et lui sait que ça ne marchera pas, mais il est heureux, tellement heureux qu’il ne dit rien, et il se contente d’écouter l’histoire tragique du manteau pivoine, en lui répétant à quel point il comprend. 
Le fleuve gronde, et l’obscurité est trouble. Le chemin de terre résonne sous les pas des deux comparses. 
Elle veut faire la dame, alors elle veut boire un verre. Lui sur le moment ne voit pas d’inconvénient. 
Le barman le regarde d’un sale œil et le chasse. La fièvre le prend. Seulement quelques heures avec elle avaient suffi pour métamorphoser ses perceptions, il se sentait enfin digne. Le choc du regard des autres est trop fort. Il se dit qu’il doit tout faire pour le petit chaperon rouge, car elle est la seule qui mérite son aide et son attention. Il se dit que les autres ne valent pas la peine, et il se met à y croire.
« Mais où partais-tu ainsi ? »
« Je devais aller chez ma grand-mère. Je devais lui apporter des bières, parce que sans ça elle devient folle. »
« L’aimes-tu, ta grand-mère ? »
« Je la hais. Elle me bat, elle m’insulte. Je ne veux pas y aller. Je voudrais lui faire payer. »
Alors surgit dans l’esprit échauffé des deux amants une idée complètement irrationnelle, qu’ils ont tous les deux, au même moment. Ils se regardent et comprennent l’idée de l’autre.
« Sa maison, à ta grand-mère, elle-est grande ? »
« Oh oui, il y a tout ce qu’il faut à l’intérieur, on y serait bien ! »
« Et.. elle vit seule ? »
« Ça oui, personne ne peut la supporter ! »
Et ils continuent à discourir, de tout, de rien, mais le même sujet revient, encore et encore, de manière détournée, de manière cachée, et ils finissent par ne parler que de ça, tout en évitant soigneusement la question. 
Et toute l’agressivité, la haine, le sentiment d’injustice qu’ils ont tous deux refoulés si longtemps, tout ce charnier d’idées noires refait surface. Un goût amer de fiel remonte dans leur bouche. Ils ont envie de se venger, de se venger et de reprendre tout ce qu’on leur a volé. Ils ont envie de vivre tout ce que la vie leur a refusé jusqu’à présent. 
Ils se rendent chez la grand-mère. Elle est déjà très ivre, elle hurle et elle frappe. Le loup, qui ne pensait pas en arriver là, riposte sèchement, et la vieille dame tombe brutalement au sol.
Crac.
Silence.
Elle ne bouge plus. 
Silence.
Le tic-tac de l’horloge.
Ils se regardent.
Le bruit de la télévision en fond.
Le chaperon sourit.

D’un signe de tête, ils la traînent dans le placard, ils referment à clef.
Ils avaient tous les deux espérés que ça se passe comme ça.
Puis ils vont dans la cuisine. Leurs yeux enfiévrés brillent, un sourire mauvais se dessine sur leurs lèvres. Ils ouvrent tout, fouillent tout, se servent de tout. Ils mangent comme ils n’ont jamais mangé, avec appétit, insouciance, dans un élan de liberté retrouvé. Ils mangent comme s’ils venaient de trouver la sortie d’un long tunnel. Puis ils sortent les bières et trinquent. Le loup à cause de ses médicaments et le chaperon à cause de son âge, l’alcool monte vite, ils titubent dans la maison en riant. Ils allument tout, fouillent toute la maison. Ils trouvent de l’argent, des objets de valeur, et ils font des plans sur la comète. Ils ont l’impression que tous leurs problèmes sont résolus. Et ils pensent que demain, ils se lèveront très tard, qu’ils mangeront beaucoup, et qu’ils recommenceront encore et encore. 
La chambre est au niveau de la baie vitrée. Ils contemplent la voûte étoilés puis referment les rideaux. Elle souhaite tellement devenir femme. Lui est tellement confus. Il la prend dans ses bras et l’embrasse.
Le temps s’arrête, l’espace d’un instant.
Puis tout reprend. 
Très vite.
Fracas de vitre.
Éclats de verre.
Coup de fusil.
« Arrêtez-vous ! »
Des bruits de pas sur le verre brisé. 
Le loup est tombé, ses yeux sont ouverts.
Il lève sa main, elle est couverte de sang.
Le chaperon rouge est sur le lit, les épaules dénudées, elle ne comprend pas ce qu’il s’est passé. Ses yeux exorbités la confrontent à une réalité qu’elle n’avait pas perçue : cet homme beaucoup plus âgé qu’elle, allongé sur le sol, à l’agonie. Cet autre homme, une carabine à la main, qui lui demande si ça va. Elle est incapable de répondre. Elle se tourne vers la maison, elle a été mise à sac et pillée. Le butin trône fièrement sur la table. Puis le chasseur ouvre le placard et elle voit le cadavre de sa grand-mère. Et elle sait que tout cela, c’est elle qui l’a fait. Et elle sait que c’était une grossière erreur. 
« Ça va mademoiselle, il ne vous a pas fait de mal ? »
Elle se tourne vers son sauveur, qui lui propose de remodeler l’histoire. 
Elle peut s’en sortir, et oublier les évènements de cette soirée. Il suffit d’un mot, venant d’elle.
Elle articule péniblement : « Il.. il a tué... » «C’est bon mon enfant, inutile d’en dire plus. Vous êtes hors de danger maintenant. Cet homme, s’il est encore vivant, sera puni pour ses actes. La police est en route. »
Le chaperon rouge est une victime.
Durant les mois qui suivirent, tout le monde la plaint. Elle a vécu un traumatisme terrible. Elle est tellement reconnaissante envers le chasseur. Il vient souvent lui rendre visite, et il parle avec sa mère. Peu de temps après, il devient son beau-père. L’avenir semble enfin sourire à la pauvre jeune fille : elle doit être tellement contente ! C’est un homme si bon !
Et on la félicite d’avoir surmonté toutes ces épreuves, et de pouvoir, maintenant, jouir d’une vie de famille épanouie. 
Tout est parfait, sauf quand le chaperon va se coucher le soir. 
C’est à ce moment-là que, dans son lit, les yeux grands ouverts, elle se souvient de la vrai histoire.

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