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Histoires courtes

Les textes du projet Bradbury de Petrichor

Tags : Bradbury
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16 sept. 2017 - 16:56

Travaux en cours

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Qu’est ce que le projet Bradbury : A découvrir ici

Semaine 1 : La pluie (200 mots)

Le sol est trempe. Les toits dégoulinent. Le ciel est d’encre. Plus un chat dehors.
Il n’y a que moi, moi seul, à l’abri, caché derrière le rideau de pluie.
Flic floc, font mes pas dans les flaques. Les maisons sont sombres. Seules quelques fenêtres sont allumées. Flic Floc. Le chien derrière la vitre se redresse. Flic Floc. Même lui pense que c’est la pluie. Flic Floc. Je suis invisible.
Mince ! Une fenêtre s’est ouverte ! La pluie rentre en trombe, et moi avec. De l’eau, partout sur le sol. Qui dissimule mes traces...
Le vieux monsieur va refermer, affolé. « Satané vent ! »
Il croit que c’est le vent... Flic Floc. Je suis invisible.
Tout est calme dans la maison. Le craquement du bois dans les escaliers est couvert par le doux bruit de la pluie. La grosse horloge martèle gravement le temps qui passe. Flic Floc. Partout où je passe, de l’eau, des flaques. Ils croiront à une fuite. Flic Floc. Ce que j’aime, avec la pluie, c’est qu’elle nettoie tout. Le sang, les larmes. Les traces de mes méfaits coulent le long du caniveau. Elles disparaissent dans l’égout. Flic Floc. J’aime tellement la pluie. C’est un excellent moment pour aller chasser.

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Message posté le 16:58 - 16 sept. 2017

Semaine 2 : Un choix décisif (1209 mots)

Elle avait des ennuis.
Il pouvait l’aider.
C’est dans les transports vers son boulot qu’il l’avait rencontrée. Elle lisait, casque sur les oreilles, d’un air absorbé. Il l’avait découverte comme on découvre un beau paysage, avec émerveillement. Il l’avait observé avec adoration, comme on admire quelque chose de très beau dans un monde très gris.
Gris, comme les sièges délavés, piqués de trous et d’usure. Gris comme le ciel, le béton, les routes, le contrôleur du train, les perspectives d’avenir. Gris comme François : ni trop jeune, ni trop vieux, pas très beau, pas de passions, un travail médiocre, un caractère effacé. C’était un type pas très inintéressant dans un monde qui lui ressemblait.
Elle, elle était rouge. Ses lèvres, sa mèche de cheveux, ses ongles, la flamme dans ses yeux, les escarpins qu’elle secouait nerveusement au bout de ses pieds, et jusqu’à la couverture de son polar. Elle détonnait.
François se demandait s’il aurait pu, dans un autre monde, évoluer lui-même vers une couleur plus vive. Il n’aimait pas tellement la sienne, elle s’était installée naturellement, au fil du temps. Il se verrait bien vert, ou bleu pâle. Il n’aimait pas trop s’imposer, crier. Il trouvait du réconfort dans la quiétude d’un quotidien toujours semblable, sans accroc ni vague.
Mais les pastels auraient pu lui aller à merveille. Il aurait pu avoir un hobby, un talent. Secrètement, dans les douces heures d’insomnies, apprendre la peinture, écrire un roman, regarder beaucoup de films et en étudier les mécanismes. Mais quand il ne dormait pas, le jeune homme aimait regarder le plafond blanc, et rester ainsi, sans penser. Ça le détendait.
Il aurait pu se passionner d’ornithologie, photographier la nature d’une main habile, collectionner les fossiles qu’il trouvait par terre, les dater, les classer, pouvoir en parler d’une voix experte. Oui, il se serait bien vu faire tout ça. Mais quand il rentrait le soir, c’est vers son grand fauteuil qu’il se dirigeait. Et il s’installait, confortablement, profitait de ce moment de silence, évacuait le stress de la journée. Il restait de longues heures à écouter son cœur ralentir progressivement la cadence, puis, quand il se sentait enfin suffisamment détendu, il se dirigeait vers son grand lit froid et s’y allongeait jusqu’au lendemain.
Telle une envolée de sentiments multicolores les souvenirs de son enfance ressurgirent au détour d’une appréhension. Non, petit il n’aimait pas les jeux bruyants, les cris, les bagarres, la compétition. Mais il aimait tellement apprendre. Pendu à un livre jusque tard dans la nuit, il se faisait gronder pour ne pas être assez éveillé le lendemain. Mais la soif d’en apprendre davantage était la plus forte. Il commençait à lire des auteurs de plus en plus imposants, il se prenait à rêver qu’il leur serrerait la main un jour. Il se prenait à rêver que lui, le petit François, écrirait un jour des romans populaires qui seraient fort discutés dans le milieu scientifique.
Après cette période, les souvenirs sont un peu flous. Il semble que ses ouvrages lui ont été confisqués. Après l’écroulement de ses rêves s’en est suivi une grande période de détresse morale, puis plus rien. François ne se souvient plus du tout de ce qu’il a fait ensuite. La réponse est pourtant évidente : rien. Il n’a plus rien aimé, plus rien rêvé depuis. C’est entre deux sanglots de petit garçon qu’ont terminé de se délaver les quelques bouquets de couleurs dont il était paré. Plus rien, le vide.

Dans le reflet de la vitre du compartiment, un grand échalas, trentenaire plutôt banal, commence à s’agiter.
Il se demande s’il n’a pas raté sa vie.

Dans la rangée de sièges à côté, elle a des ennuis. Son billet n’est pas en règle. Elle cherche frénétiquement dans son sac un document qu’elle ne trouve pas. Le ton monte avec l’inspecteur au teint terreux. Elle garde la tête haute. Sa voix est plus grave qu’il ne l’aurait imaginé. Mais elle tremble un peu. Elle soutient son adversaire du regard, même si ses yeux brillent un peu trop.
Elle jette des regards désemparés autour d’elle, elle cherche de l’aide. Son regard croise celui de François.
Alors François se lève. Il s’approche de l’homme en uniforme.
« Elle est avec moi » dit-il « Combien je vous dois ? »
Le bouledogue contrarié de voir sa proie s’échapper grommelle un chiffre de mauvaise grâce. Le trentenaire n’a jamais rien fait de son argent. L’enquiquineur soupire, pousse un grognement puis quitte le wagon d’un pas lourd.
Soudain, François sent une main chaude contre la sienne. C’est elle. Elle prononce des mots de remerciements qu’il n’arrive pas à comprendre. Il s’assoit près d’elle. La discussion s’engage, d’une manière tout à fait inattendue puisqu’il n’a pas tellement de conversation. Mais ça fonctionne. Elle lui sourit beaucoup.
Sur le quai de la gare, elle se colle contre lui. Elle est brûlante. François se sent rempli d’un apaisement profond, durable. Il a l’impression que son grand fauteuil et que son plafond blanc ne seront plus utiles désormais. Il lui rend son étreinte, et ils promettent de se revoir.

Un cahot sur les rails le tire de ses rêveries. Il ne s’est encore rien passé. Il est idiot. Complètement idiot.
À côté, elle a finalement baissé les yeux, vaincue. Le contrôleur a un rire gras.

Ça ne se passera pas comme il l’a imaginé, se dit-il. Au lieu de ça, ils vont juste rester bons amis. Pire, elle ne le remerciera même pas. Il lui adressera un sourire timide qu’elle ne rendra pas. Alors, il ira se rasseoir, un peu penaud, se promettant de ne plus jamais jamais l’importuner. Et il aura besoin de passer un peu plus longtemps à regarder le plafond ce soir-là, car son cœur ne voudra pas s’arrêter de battre la chamade.

Non, décidément, il doit arrêter d’inventer toutes ces histoires. Il ne peut pas savoir tant qu’il n’a pas essayé. Il se lève. S’approche de l’uniforme. Il ouvre la bouche pour parler. SPAF.
Un peu éberlué, il regarde autour de lui, confus. Sa mâchoire lui fait mal. Devant lui, elle s’est levée, le visage déformé par la colère. « Mêlez-vous de vos oignons ! »
Non. Il ne peut pas faire ça. Il ne le supporterait pas. Il y penserait toute la journée. Il ne pourrait même pas dormir dans cet état.

François est à nouveau tiré de ses pensées par le bruit des portes automatiques. Elle s’est levée, honteuse. Son mascara a coulé, elle a pleuré. Le contrôleur la précède, son ventre bedonnant en avant. Ils quittent le compartiment.
Le calme revient, exactement comme avant.
Et le paysage redevient gris, exactement comme il a toujours été.

Dans la journée, François fait une crise de panique. Il dit qu’il l’a laissée passer. Sa chance. Il dit qu’il n’a pas pu le faire. Ce choix décisif. Il dit qu’il ne vaut rien, qu’il s’en veut. Qu’il ferait mieux d’en finir. Il dit qu’il l’aimait, et qu’il veut changer pour elle. Il dit que les couleurs existent et que ce n’est pas qu’un mythe. Il hurle qu’elles existent et qu’il en avait trouvé une. Il pleure et cela le fait pleurer davantage. Il dit qu’il est bloqué. Il dit qu’il est foutu.
Heureusement que le médecin est là.
Là pour le calmer.
Il lui a prescrit des pilules pour l’anxiété. Des pilules grises.

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Message posté le 16:59 - 16 sept. 2017

Semaine 3 : Tirer les vers du nez (384 mots)

Elle se sentait bizarre ces derniers temps. Un peu fatiguée, un peu essoufflée. Elle est pourtant jeune, elle se nourrit bien, fait un peu de sport. Mais il y a une explication très simple, c’est parce que je suis dans son ventre. Petit à petit, moi et mes enfants suçons tout le sang de sa paroi intestinale. Minuscules vers blancs, nous grouillons en elle, l’affaiblissant chaque jour un peu plus.

Lui est malade depuis quelques jours. « Cette gueule de bois n’en finit pas », dit-il en plaisantant sur sa dernière soirée mémorable. Il a un peu de mal à digérer, est un peu plus irritable. Mais l’aspirine n’aide en rien, parce que ce n’est pas les effets secondaires d’une ivresse qu’il ressent. Le soir, ça le démange, ça le rend fou. En plus, ce rustre ne se lave pas les mains, il transmet mes enfants aux siens, perpétuant le cycle, me rendant plus puissant.

Le petit pleure depuis quelques jours. Il n’a plus faim, il a de la fièvre. Il refuse qu’on lui touche le ventre. Il se gratte, il a des plaques rouges sur tout le corps. On se demande pourquoi. Autour de son foie, mes cousins blanchâtres pullulent. Aussi gros qu’un ver de terre, ils finiront par sortir par le nez quand ils seront trop nombreux. J’imagine avec délectation les cris de cette petite famille, le jour où ça arrivera.

La servante martiniquaise, qui mange comme 4, ne grossit jamais. Elle donne toujours son avis sur ce que devraient faire madame ou monsieur concernant leur enfant. C’est elle la gouvernante après tout. Elle aussi est fatiguée. Elle ne cesse de répéter à monsieur qu’elle n’a pas confiance dans le poissonnier. Ou c’est peut-être l’eau, une bête qui serait tombée dans la citerne. Celui qui tapisse ses intestins se délecte de chaque bouchée qu’elle avale, la privant d’énergie, s’appropriant ses moyens de subsistance.

Au calme, dans la grande chambre fermée à clef, il y a le grand-père mort. Pour l’instant, il est à l’abri de ces préoccupations versatiles. Mais pas pour longtemps. Bientôt, on s’occupera de lui.

Nous sommes nombreux et silencieux. Nous sommes opportunistes et efficaces. Adaptés à tout type d’être humain, nous nous reproduisons par centaine de milliers. Nous nous diffusons comme la peste. Bientôt, l’humanité ploiera sous notre joug.

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Message posté le 17:00 - 16 sept. 2017

Semaine 4 : Mât-teint (623 mots)

Jack Racer avait deux frères. L’aîné avait trois beaux garçons, grands et forts, qui menaient l’équipage avec la même main de fer que leur père. C’était une fierté. Le benjamin avait deux filles promises à de grands mariages avec des capitaines, et un fils, qui lui succéderait. Ils étaient tous deux très heureux et très satisfaits de leur sort. Jack lui n’avait qu’un fils. Un fils malade et faible, élevé par des femmes et agissant comme une femme. Un fils qui n’aimait pas le travail, mais la lecture. Un fils tout pâle, souvent allongé, souvent grippé, fin comme une fille, avec des idées bizarres. Il n’y avait pas de pêcheur plus honteux et plus insatisfait que Jack au village. Il rouméguait intérieurement, convaincu que s’il avait été plus dur, si sa femme l’avait moins gâté… on en serait pas là. Le vieux pêcheur souffrait au fond de lui, de n’avoir personne pour assurer la relève. Tous les espoirs placés dans son unique enfant, un garçon qui plus est, avaient été déçus.

Et pendant que dès l’aube le père partait rejoindre la mère houleuse, celle au milieu de qui il avait grandi et où il mourra, il pensait à la mère de sa progéniture, prête à bondir à la moindre plainte de son enfant chéri qui, blotti dans son lit chaud, rêvait innocemment, inconsciemment, avec un livre sous l’oreiller.

La naissance de Krag avait été difficile. Mais le fils ne s’en souvenait pas. Il était plus faible que les autres enfants. Alors il était resté souvent, très souvent à la maison. Il avait appris les savoirs du sexe faible, à défaut de pouvoir se battre et porter des charges. Ce qui lui avait vraiment plu, c’est la lecture. Il adorait les histoires. Et il se prenait à rêver, au fond de son lit, en buvant ses remèdes, qu’un jour lui aussi il partirait, glissant sur l’eau, pour découvrir le monde.
Il aimait peindre aussi, dessiner, et apprécier les couleurs.
Les beaux paysages de Bretagne le laissaient dans une douce rêverie. Il avait des projets de tableau.

Avant sa naissance, son père lui avait construit une chaloupe, rien que pour lui. Il voulait lui apprendre à naviguer, à pêcher dessus dans ses jeunes années. Mais cela n’était pas arrivé. Le vent marin était trop fort et Krag trop faible. Parfois, le jeune homme s’en voulait, parfois non.
Quand le vent ne soufflait pas trop fort, emmitouflé de sa petite laine, il allait parfois poncer amoureusement la coque de son navire. Il avait des projets de voyage.

Un jour il se sentit grand. Il se sentit prêt. Il embrassa sa mère sanglotante, ne dit rien à son père volage. Il prit son baluchon, son livre préféré, et sa boîte de couleurs.
À l’abri du vent, dans une crique qu’il avait repérée, il y avait sa chaloupe. Il trouvait son bois un peu terne, ses nuances un peu effacées. Il prit son pinceau et commença à peindre.

Jack Racer naviguait depuis le matin. La grande étendue d’eau était tout pour lui. Gagne-pain, mère et amante, il avait dessiné et espéré sa vie entière dessus. Dans sa grande barbe broussailleuse se mangeaient des mots, des regrets, des inquiétudes, au sujet de ce qu’il avait accompli en dehors d’elle. Il se faisait du souci, il se faisait vieux.

Soudain, un point rose indistinct lui accrocha l’œil, au milieu de l’eau.
« Quececé ? » S’exclamèrent les matelots en cœur.
« C’serait un bateau ? » « Un bateau peinturluré oué » « Jamais vu c’phénomène ! »

Au milieu de l’eau, Krag souriait bêtement en contemplant son embarcation. Le mât teint en rose, la coque en bleu, il était prêt à explorer le monde.
Sur l’horizon le soleil se levait.

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Message posté le 10:55 - 25 sept. 2017

Semaine 5 : Une sacoche en cuir (648 mots)

Quand Rogar avait sorti de sa poche cette petite bourse en cuir, elle avait de suite accepté le contrat. Avec autant de véhémence qu’elle l’avait refusé quelques minutes plus tôt.
Elle ne prenait jamais les contrats d’assassinat. Jamais. Mais aujourd’hui, c’était différent.
Le vieux bandit avait défait un à un les longs fils de cuir, révélant le contenu doré illuminé par les éclats du feu dans l’âtre.
Elle devait trouver cet homme, s’introduire chez lui, lui dérober son anneau et le tuer.
Elle détestait faire ça. Mais ce qu’elle avait vu justifiait l’emploi tous les moyens possibles pour l’acquérir.
Il faisait nuit. Elle avait passé deux jours à étudier les rondes des gardes, leurs petites habitudes, leurs faiblesses. Le premier ne poserait pas de soucis, il recevait chaque nuit de charmantes visites, et s’affairait dans la cabane du jardinier. Le second était un ivrogne notoire. Elle avait fait livrer quelques bouteilles, il n’avait pas pu résister.
Son grappin en main, elle se faufile le long des murailles. Repère la faille. Lance. S’agrippe. Grimpe. Saute de l’autre côté. Plus un bruit.
Au loin, des grognements rauques sortent de la cabane. Les ronflements sous le porche, de celui qui est gris. Une lumière vacillante au premier étage. C’est lui.
Se faufiler contre la grande bâtisse en prenant garde à ne pas faire craquer une branche. Le chien est attaché près de son maître qui décuve. Il semble calme.
Un craquement. Il se relève, grogne. Il la regarde. Elle lance un petit morceau de viande dans sa direction. Il grogne plus fort, se lève et renifle la friandise. Il la gobe sans quitter des yeux l’intrus.
Le garde ouvre un œil gonflé de sommeil, il ouvre sa bouche pâteuse. « Eeeh Rufus, quess..quesqui se passe heeein ? ». Le chien continu à grogner, puis revient vers son maître. Il pousse un gémissement plaintif et se couche à ses pieds.
Dans l’ombre, elle sourit. Ça marchait exactement comme cette vieille mégère le lui avait assuré. Il faudra qu’elle lui en reprenne.
Le chien semble calme, très calme, proche du sommeil. Tout le monde se rendort.
Elle passe par l’arrière, elle a repéré cette vieille porte qui ferme mal. Un peu d’huile pour graisser les gongs, un crochet pour faire tourner la serrure, et une pression ferme vers l’intérieur. Ça s’ouvre.
Monter doucement les marches, entrouvrir la porte. Il écrit à son bureau, à la lumière d’une bougie. Se faufiler derrière lui. Le plaquer à terre. Lui mettre la main sur la bouche, le couteau sous la gorge. La bague. Où est cette bague ? Il sourit, il s’attendait à un assassin. Très bien.
Elle le ficelle, le bâillonne, puis commence son interrogatoire. Elle déteste torturer les gens. Mais là, c’est exceptionnel. Elle doit vraiment réussir cette mission.
Il hurle, il supplie, il pleure, il offre davantage d’argent pour l’épargner. Le silence est lourd. Elle n’a aucune pitié. Une fois l’anneau récupéré, elle l’achève sans le regarder.
Puis elle quitte la maison, fuit le lieu de son méfait sans regarder en arrière. Elle fuit les atrocités qu’elle s’était promis de ne jamais accomplir. Elle fuit tout ce qu’elle a dû faire pour obtenir la petite sacoche de cuir.
Elle est posée sur la table de la taverne. Rogar est souriant, son triple menton dégouline de cervoise. Elle pose la bague, récupère son gain. Elle quitte la taverne sans un mot. Elle n’ose pas y croire. Dans une allée déserte, elle ose enfin la regarder. Elle vide son contenu doré inutile à même le sol, ne faisant attention qu’aux petites craquelures du cuir, les coups et les écorchures que le temps a laissé sur cette bourse. L’émotion la submerge, les larmes lui montent aux yeux. C’était bien elle. Elle avait appartenu à son père, puis été dérobée sur son cadavre encore chaud. Juste pour elle, il avait perdu la vie.
Pour une sacoche en cuir.

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Message posté le 10:38 - 11 oct. 2017

Semaine 6 : La clef (639 mots)

Êtes-vous perspicace ? Vous, peut-être pas tant que ça.
Justin, lui, l’était absolument. Des heures durant, il lisait ses romans policiers, compulsait les enquêtes non résolues et regardait les feuilletons pour le troisième âge. Immanquablement, il trouvait la clef du mystère bien avant les scénaristes.
Il faut dire que depuis qu’il avait arrêté de travailler, il s’ennuyait beaucoup.
Il y repensait souvent, au jour où il était rentré chez lui et qu’il ne s’était plus jamais levé. Son patron avait dû tenter de l’appeler des heures et des heures durant. Mais ça, il n’en savait rien, car il avait jeté son téléphone dans une benne sur le chemin. Il avait entendu sonner aussi, à de nombreuses reprises. Tant et si bien que son carillon était devenu inaudible à ses oreilles.
Et puis ils s’étaient lassés. Tous ceux qui appelaient sonnaient.
Une seule fois, il avait ouvert. C’était les pompiers. Il leur avait confirmé qu’il était en vie, et avait refermé la porte.
Depuis le jour où il était rentré pour la dernière fois du boulot, il avait besoin de tranquillité.
Et il restait cloîtré, dans le calme absolu de sa vie monotone.
Parfois, il ne le supportait plus, et il prenait la clef des champs. Dans ces moments-là, il se rendait au métro. Il prenait garde de s’y rendre aux heures creuses uniquement, heures où il était sûr qu’il y aurait peu de monde. Le crissement sourd des wagons sur les rails le distrayait un peu de son chagrin, ça le berçait aussi parfois.
Longtemps, Justin avait consulté un psy. Longtemps, celui-ci n’avait rien pu faire pour lui. C’était un homme à la barbe moutonneuse avec autant de dents en métal que de pellicules sur le col de son veston. Et le cas de son client lui donnait du fil à retordre. On peut comprendre qu’il ait eu du mal, car il avait les mains pleines d’arthrose. Tant et si bien qu’il avait fini par mettre la clef sous la porte, un matin d’hiver.
C’est Justin qui la récupéra, puisqu’il racheta l’appartement pour y vivre. Il aimait le calme qui en émanait.
Quand il s’ennuyait, il allait sur son vieil ordinateur antédiluvien, et faisait une recherche par mot-clef. Il apprenait ainsi à maîtriser tout un tas de sujets incongrus, allant des différentes variétés de pommes aux évolutions de la machine à coudre. S’il fréquentait du beau monde, il aurait sûrement été ennuyant. Mais c’était un savoir inutile qu’il emmagasinait par besoin de stimulation extérieure, et qui était destiné à croupir au fond de lui sans jamais être communiqué.

Mais revenons au sujet clef : Justin n’était pas bien dans sa peau. Dans les paroxysmes de son mal, il pensait à acheter une arme et à aller braquer une banque. Un suicide social, les curieux massés devant le bâtiment, les sirènes, le policier qui se faufile derrière lui, lui fait une clef de bras et le plaque à terre, fusil sur la tempe. Le juge, la prison, le repos tant convoité.
Quand il avait ce genre de pensées, il les chassait à coup de clef de sol, sur son grand piano aux touches jaunies par le temps.
Il avait tellement travaillé tout au long de sa vie, tellement accepté de choses qu’il ne souhaitait pas vraiment. Il n’en pouvait plus. Sa fatigue était devenue une constituante de lui-même, son amertume, sa manière de vivre. Il avait trop souri à des personnes qui l’ennuyaient, s’était trop surpassé alors qu’il était au bord du malaise.
Maintenant, le bruit de la goutte d’eau qui tombe à intervalle régulier dans l’évier l’insupporte. Il a besoin de calme, de repos absolu. Il se sent très mal.
Tout au long de sa vie, Justin a collecté beaucoup de clefs, mais celle qu’il lui manque, assurément, est la clef de son bonheur.

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Message posté le 12:37 - 23 oct. 2017

Semaine 7 : Un repas (706 mots).

C’est sous le grand arbre centenaire, au milieu des buissons touffus, que devait se dérouler la rencontre.
Matthew avait construit la chaumière de ses mains, l’avait aménagé avec sa bien aimée. Il espérait pouvoir y vivre un jour avec elle, et leurs futurs enfants.
Leur histoire avait commencé il y a quelques années, d’abord par des sourires, des gestes amicaux, une certaine complicité muette qui n’osait se révéler. Puis ce furent des prises de position plus affirmées, un rôle de protection mutuelle, contre les autres, contre le monde, contre tout. Finalement, ils s’étaient révélés, il y a un an, leurs sentiments naissants, mais déjà profondément ancrés. Ils avaient gardé ça secret, pour être tranquilles, pour être à l’abri, pour éviter les racontars.
Irma était coquette et raffinée. Elle aimait faire attention à ses toilettes, rajouter un ruban dans ses cheveux. Elle aimait aussi les bijoux, que son soupirant lui offrait parfois, mais elle ne les portait pas, par peur de se faire jalouser, par peur de se faire voler. Le milieu n’était pas tendre avec les jeunes femmes.
Matthew était plutôt rêveur, plutôt calme, mais il avait dû faire montre de beaucoup d’agressivité pour ne pas se faire dévorer par ses contemporains. Il avait un comportement de dominant, une voix qui portait et qui ordonnait. Mais quand on grattait un peu ce vernis trop criard, on voyait apparaître un jeune homme sensible, amoureux des moments de contemplation, près d’un lac, et qui rêvait de peinture.
C’est peut être ce qui les avait rapprochés, ce besoin d’ailleurs, ce besoin d’être enfin eux même dans un monde où ils ne pouvaient que paraître.
Aujourd’hui était un moment important, décisif, même. Surtout pour Matthew. Il n’en avait point dormi de la nuit. Irma qui prenait ces choses-là plus à la légère, était sereine, sachant qu’elle allait plaire. Elle le rassurait de sa voix douce, en battant ses longs cils blonds. Mais cela ne fonctionnait guère.
Les parents du jeune homme avaient toujours étaient présents. Matthew les consultait à chaque décision importante, et il voulait à nouveau leur accord pour la grande étape qu’il s’apprêtait à franchir. Et c’est au cours de ce repas qu’il comptait demander leur bénédiction.
C’est la gorge noué qu’il était allé, dès les premières heures du jour, dresser la table, dépoussiérer le sol, combler le toit de branchages supplémentaires. Rien n’était assez parfait pour ce moment fatidique.
Il avait préparé ses meilleurs vêtements, rapiécés, trop petits, mais propres. Sa gorge était tellement nouée...
Quand il eut terminé, il s’assit sur le tronc qui lui servait d’assise. Il prit sa tête bouclée dans ses mains, exténué. Il se concentra sur le bruit du vent, sur le chant des oiseaux. Le bruit léger le calma.
Elle ne devait pas tarder. Il sortit de sa besace un quignon de pain, une poignée de noix, des baies et un morceau de saucisson séché. Il était assez fier de ce repas, qui était de loin bien meilleur de ce qu’ils mangeaient habituellement à l’institut.
Le froissement léger d’une étoffe lui fit tourner la tête : elle était là. Il la prit dans ses bras, soulagé.
Ils s’assirent cérémonieusement. Matthew sortit de sa poche une photo jaunie, aux coins racornis, représentant un couple avec un nourrisson. Il la posa en tête de table, maintenue droite par un cerneau de noix.
Irma lui prit la main, tandis qu’il prononça d’une voix tremblante « Papa, maman, voici Irma, je souhaite l’épouser. »
Un long silence suivit cette déclaration, silence pesant, où la main de Matthew serra un peu plus fort celle de sa dulcinée. Soudainement, un oiseau vint se poser l’embrasure de la porte, en chantant gaiement. Le petit garçon sourit : c’était le signe qu’il attendait. Irma lui sourit également, ils s’embrassèrent, heureux. Leur union était bénie.
Ils grignotèrent gaiement, aménagèrent leur maison avec entrain et finirent leur journée au lac, à contempler les cousins dansants sur l’eau.
Soudain, la cloche de l’orphelinat retentit. Il était temps de rentrer.
Les deux enfants se séparèrent, pour ne pas faire jaser. Matthew était aux anges.
Lui, à 8 ans seulement, venait de trouver sa future femme. Il passa devant leur petite cabane de branchage, sa vue lui réchauffa le cœur. Il était heureux.

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Message posté le 12:13 - 30 oct. 2017

Semaine 8 : La tête dans le brouillard (621 mots)

Les nuages sont gros, duveteux, humides. Ils nous veulent du bien. Heureusement qu’on a commencé à en vendre. Je ne sais pas comment on aurait tenu sinon.
La première fois c’était pour une frustration. Une frustration énorme, dévorante, crispante. Je ne pouvais plus vivre.
La seconde, un chagrin d’amour. J’ai cru que j’allais être transpercée, empalée par mon mal-être.
La troisième, c’était juste pour tout oublier. Tout oublier au lieu de me jeter par la fenêtre.
Oui, les indications sont multiples.
Mais heureusement toutes ces fois-là j’en avais. De quoi me remplir la tête, de quoi lessiver toute sensibilité, arracher toute connexion neuronale. Un grand bol d’air frais au fond d’un boyau oppressant, un torrent d’eau au milieu du désert. Une respiration profonde après une noyade.
Qu’est-ce que c’est agréable.. Respirer, respirer profondément. Petit à petit, je deviens aussi légère que la fumée qui m’emplit. Je me décorpore pour échapper aux maux terrestres. Ma respiration se calme. Je me sens mieux. Ma tête est pleine de brouillard. L’eau qui coule de mes yeux s’y évapore. Ça fait du bien.

Vivre trop fort c’est comme avoir une boule remplie d’épines entre les poumons et le cœur. Et chaque émotion fait grandir une douloureuse épine si douloureuse et si grande qui transperce mes poumons et mon cœur et.. Heureusement, heureusement que les nuages sont là. L’humidité remplit ma tête. Je ne pense plus. Les épines se rétractent. Tout va bien.

On me les vend par paquet de dix, les nuages. J’aime bien les stocker pour être sûre. Mes murs sont tellement humides à cause d’eux, mais si j’ouvre la fenêtre, le vent les emporte. Ce serait risquer d’être à court, ce serait risquer de ne plus les avoir lorsque j’en ai besoin. On ne sait jamais, je ne peux pas me le permettre. Les conséquences seraient bien trop terribles.
Je les conserve dans ma chambre, au plafond. Ça sent l’humidité quand on entre. Mes draps sont mouillés le soir. Il y fait froid.
Cette humidité, ça attire les insectes, la moisissure. J’ai les pieds dans l’eau, les meubles qui tanguent et pourrissent.
Mais je peux le supporter. Ce n’est rien, ce n’est rien du tout.

Si je devais être un bourreau, j’inviterais mes victimes dans ce corps si traître. Elles connaîtraient alors la sensation d’être coupé en deux, l’impression que ses orbites s’enfoncent dans son crâne, l’impression de ne plus avoir que de la chair à vif à la place de la peau. Elles sentiraient la boule d’épines saillir progressivement, tout doucement, empêchant le cœur de battre, les poumons de respirer, la gorge de se contracter, conduisant à l’attente à la fois crainte et espérée d’une mort assurée et interminable.
Vivre trop fort. Mourir sans cesse sans jamais y parvenir.

Je l’entends souvent le soir, derrière le papier peint, cette masse grouillante qui vient de l’intérieur de moi. Elle grignote, elle s’approche, elle grossit, elle est toujours plus près, et les épines commencent à percer… Heureusement, les nuages. Ouf. Je respire profondément. Les nuages la repoussent.
Une émotion c’est quelque chose de terrible. C’est pour ça que j’ai besoin d’avoir les nuages à portée. Pour me sentir protégée, protégée de tout état d’âme qui pourrait gratter, grouiller, grossir, s’approcher.

Non, ce n’est pas comme ça tout le temps. La plupart du temps, le brouillard me protège, m’enveloppe. Je veille à ce qu’il soit toujours là. Il est partout dans l’appartement, ma chambre en est l’épicentre. La buée est lumineuse et légère. Elle est joyeuse. Et moi aussi.
J’ai les pieds glacés, les draps moisis. J’ai tellement froid, mais je me sens bien.

Grâce aux nuages, je peux vivre, enfin presque. Je peux vivre jusqu’au prochain accès. Heureusement qu’ils sont là.

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Message posté le 20:43 - 6 nov. 2017

Semaine 9 : Un œil de verre (733 mots)

Elle enlevait sans arrêt son œil de verre. Sans gêne, sans honte. Elle sortait ensuite un vieux mouchoir gris de dentelle de sa vieille jupe plissée défraîchie. Elle astiquait soigneusement cet appendice, le bruit du tissu contre le cristal humide crissait désagréablement à nos oreilles. Nous détestions ce bruit, l’œil qui l’émettait et la mégère qui le provoquait.
Il y avait quelque chose chez Miss Pitt de très froid, de très glacial. On aura dit qu’elle était faite de la même matière que son œil droit. Elle était évidemment très transparente, nous savions, à peine avait-elle posé un regard sur nos têtes chevelues, qu’elle nous détestait du plus profond de son âme.
Cette haine, cette rancœur, elle était gravée sur son visage cireux. Elle avait des rides au-dessus de sa lèvre supérieure, aux commissures de sa bouche et entre les deux sourcils. Au départ, je pensais que c’était simplement un signe de vieillesse. L’institutrice n’était pas si âgée, mais elle se faisait vieille fille, et il paraissait à l’époque que ce n’était pas idéal pour rester joli.
C’est seulement quand elle entrait dans un de ses courroux, que l’on comprenait que chaque ride, chaque trait, s’était positionné à dessin pour épouser avec la plus grande complétude chaque mouvement de son visage déformé de colère. C’était comme si elle revêtait d’un coup un masque sur mesure, ou comme si elle enlevait enfin son masque de froideur pour adopter le sien, celui de la fureur et du ressentiment.
Elle habitait au-dessus de l’école, et ce depuis de nombreuses années. Elle avait des fleurs à sa fenêtre, qui semblaient constamment prêtes à mourir. On pariait régulièrement dans la cour de récré, sur combien de temps elles tiendraient. Les plus téméraires gagnaient leurs paris d’un grand coup de cheville, précipitant la balle en mousse sur les pétunias agonisants lorsque le temps était venu. Quand on se fit définitivement confisquer cet aidant capital à la bonne tenue de nos gageures, nous pûmes nous apercevoir que les herbacées maladives tenaient bon, et ce malgré vent et marée.
De temps en temps, derrière les rideaux rouges, on voyait la queue d’un chat effleurer la vitre. Nous ne savions pas combien il y en avait, nous n’étions jamais d’accord sur leurs couleurs. Ce simple fait excitait dans nos imaginations fertiles milles et une hypothèses, toutes plus farfelues les unes que les autres quant'au nombre de félins vivant réellement derrière ces fenêtres.
Intrigués par cette habitation si discrète et par ce qu’elle pouvait bien contenir, nous en venions même à éprouver une certaine affection pour Miss Pitt, elle qui savait si bien conserver son jardin secret. Hélas, quand après avoir planté sa plume dans son chignon fatigué elle sortait la précieuse sphère de son orbite, aucun de nous n’avait plus aucune envie de sympathiser.
Nous avions de nombreux plans, pour lui dérober la fameuse bille. Nous la détestions autant que nous la convoitions. Aucune de nos stratégies élaborées n’a réellement abouti par peur des représailles. Le bruit des talons secs sur le parquet noueux faisait trembler les plus caïds d’entre nous, et la pointe de la canne en forme d’oiseau labourant le sol était le cauchemar des mal assis, des endormis, et des retardataires.
Maintenant que je suis adulte, je n’ai conservé aucune phobie ou aucun traumatisme de cette singulière institutrice. Mieux encore, j’étais plutôt bon élève une fois arrivé dans les classes supérieures. Je pense à elle avec beaucoup de peine, quand je revois son chignon de travers, ses lunettes mal ajustées, ses vieux vêtements rapiécés, son pauvre chemisier de flanelle. Et cet œil, dont l’histoire tragique aurait arraché une larme à une pierre, cet œil qui lui permettait de faire bonne figure. Mais à l’époque, je n’avais pas vu tout ça.
Je me souviens du directeur, un grand homme ventripotent. Il parlait beaucoup avec Miss Pitt. Il avait une voix douce et bienveillante avec elle, il lui prenait la main pendant qu’elle parlait, tout en acquiesçant. Là où nous voyions un monstre, il ne voyait qu’une femme qui avait trop vécu. Là où nous voyions une vieille fille aigrie, il voyait une femme qui avait réussi à s’assumer elle-même, envers et contre tous.
Maintenant quand je pense à mon institutrice, je me dis qu’elle m’a peut-être enseigné la plus belle leçon humaine que je puisse avoir. Si les gens sont de verre, c’est qu’ils sont fragiles.

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Message posté le 00:14 - 15 nov. 2017

Semaine 10 : Battre la mesure (669 mots)

Battre la mesure. Être transcendé par une mélopée intérieure. Comme entamer une valse, au bras d’un amant. Tourner tout seul, dans sa chambre. Respirer en silence, sur le bord d’un lac. S’agiter sous la douche, en chantant.

Ces danseurs anonymes, ces danseurs éternels et silencieux, je les aime
un peu
beaucoup
passionnément
à la folie

Un peu, c’est cette dame qui ne sait pas écouter la vie. Tout doit être si rigide avec elle. Elle ne prend jamais le temps de savourer la musique de l’existence. Jamais le temps de soupirer langoureusement devant sa fenêtre. Elle est toujours très droite dans son tailleur, ses talons, son ménage. Seul son chat la comprend. Elle est née sourde spirituellement. Je pense qu’elle est en grande souffrance, mais qu’elle ne peut pas mettre un mot dessus.
Alors, elle aiguise davantage les angles de sa vie trop réglée, lime un peu plus les ongles de sa monotonie. En fait, ce qu’elle attend, c’est quelqu’un pour lui faire découvrir cette mélodie tant fantasmée. C’est pour ça que ses coiffures sont toujours parfaites, que son vernis est d’un rose un peu trop fantaisiste pour sa sobriété. C’est pour ça que ses lèvres sont rouges. Elle est dans l’attente. Elle languit et désespère de quelque chose qu’elle ne connaît pas.

Beaucoup c’est ce vieux monsieur qui a perdu le rythme. Il l’a suivi un temps, parfois sans trop y penser, a été heureux un moment. Et puis il s’est essoufflé, il a cessé de voguer sur les notes. Maintenant, il se balade avec son respirateur monté sur deux roues. Son crâne chauve semble si fragile, ses lunettes toujours prêtes à tomber, ses mains à trembler. C’est une personne qui chaloupe beaucoup, parce qu’elle ne bouge plus selon la cadence. Il est tellement facile de perdre ses repères quand on a été perdu une première fois. Mais il garde espoir. Il dit qu’il s’accroche, qu’il prend bien ses médicaments. Il sourit tristement en disant que ça ira mieux. Plus personne ne vient le voir de sa famille. Il se retrouve comme un chef d’orchestre privé de ses musiciens. Pas étonnant, pas étonnant qu’il soit dans cet état. Il ne peut plus jouer sans les autres.

Passionnément c’est cette quadragénaire fraîchement divorcée. Elle dit qu’elle revit, qu’elle n’a jamais été aussi jeune. Elle est à droite à gauche, du matin au soir. Elle est inscrite dans toutes les associations, fait tous les sports, s’organise des vacances aux quatre coins du monde. Et elle trouve toujours du temps pour me ramener des gâteaux maison. Elle prend alors le thé en me parlant de ses mille projets, de son emploi du temps surhumain, puis repart à grandes enjambées, pressée par un autre rendez-vous. J’ai l’impression qu’elle va plus vite que la musique. J’ai l’impression qu’elle risque à tout moment de s’effondrer et que pour éviter le pire elle enchaîne constamment les pas dans l’espoir de finir par retrouver l’équilibre. J’ai l’impression qu’il suffit d’une légère pression vers le bas pour qu’elle s’écroule pour de bon. Voilà pourquoi elle va si vite. Elle est terrifiée. Alors elle continue à tout faire tourner autour d’elle, sans jamais s’arrêter.

À la folie, c’est cet homme que je croise tous les matins. Il a le sourire jusqu’aux oreilles. Il a la démarche assurée, mais il ne semble pas pressé. Il prend le temps de regarder dans les yeux. Il distribue le journal avec la joie de celui qui a trouvé, trouvé le bon rythme. La vie semble lui avoir enseigné ses plus beaux pas, il semble se délecter d’évoluer au milieu des notes, valsant, tournant, virevoltant. Plus rien ne semble avoir de l’importance pour lui, parce qu’il a trouvé ce qu’il cherchait. Je l’envie tellement.

Pour toute la vie, ce sera cette musique, la musique de mon existence. Et moi, moi au milieu qui évolue, tantôt bercée, effrayée, enveloppée, chatouillée par ce doux murmure constant. Moi qui dois vivre au jour le jour, mais toujours en battant la mesure.

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Message posté le 22:53 - 19 nov. 2017

Semaine 11 : Un air de printemps (1998 mots)

Le froid était glacial, le sol stérile. Les arbres malingres et sombres, grands barreaux de bois à taille humaine, achevaient d’emprisonner les individus dans leurs abris de fortune. Pauvres animaux apeurés luttant pour conserver le feu, luttant contre la nature, luttant pour leur survie éphémère.
L’hiver dernier, une jeune femme, Poyo, avait lutté avec ses parents et son petit frère. Ils s’étaient blottis les uns contre les autres pour se réchauffer, au fond de la grotte. Ils avaient prié les Dieux anciens tous ensemble. Le petit était tombé malade, le père s’était blessé. Leurs armes s’étaient cassées. Le sort s’acharnait. La maladie et la faim se sont abattues sur eux.
Seule Poyo était ressortie vivante de ce carnage thermique.
C’est au printemps, alors qu’elle achevait d’enterrer ses morts, en pleurant et en priant les Dieux de veiller sur eux, que son mari apparut.
Elle était bien trop faible pour se suffire à elle-même, la saison passée à lutter contre la mort avait tourné son esprit. Elle délirait et criait à longueur de temps. L’homme semblait avoir voyagé. Il était sale et ne parlait pas sa langue. Il la prit pour femme et elle l’accepta. Ensemble, ils entreprirent de reconstruire tout ce que le froid avait détruit.
Poyo était à nouveau heureuse. Elle allait chasser et pêcher chaque jour. Elle n’avait presque plus d’hallucinations. Les mauvais jours semblaient être passés.
À la fin de l’été néanmoins, son visage se remit à se contracter. Elle savait qu’elle allait devoir à nouveau affronter son ennemi. Elle voyait les arbres perdre leurs feuilles, le gibier gagner en pelage. L’air se rafraîchissait et les frissons dans son dos recommencèrent à la secouer.
Mais d’autres événements, tout aussi importants, se préparaient sans qu’elle le sache. C’est son mari qui remarqua en premier les changements. Il passa sa main calleuse sur le ventre de son épouse et posa l’oreille au-dessus de son nombril. Il désigna ensuite ses seins, qui étaient plus gonflés qu’à l’habitude.
Les yeux de sa compagne se remplirent de terreur.

Ce fut alors que l’automne était bien avancé que le drame arriva.
L’homme coupait du bois près de la grotte. Poyo l’entendit crier. Elle se précipita à l’extérieur.
La seule chose qu’elle vit fut une bête noire, imposante, aux canines tachées de sang, qui fonçait dans sa direction. En arrière-plan, son époux était à terre, il convulsait.
La jeune femme poussa un cri strident. Le loup géant passât à seulement quelques centimètres d’elle. Elle sentit son souffle chaud contre son visage, un bout de fourrure caressa sa manche. Ses yeux jaunes semblaient la fixer avec insistance. Elle en fut mortifiée.
Sans aucun bruit, l’animal la dépassa et disparut dans le sous-bois.

Quelques jours après, l’homme ne s’était toujours pas levé. Il semblait souffrir de tout son être. Elle l’avait traîné jusqu’à la grotte. À part ses gémissements de douleur, il restait silencieux. Mais il la regardait avec un air étrange, un peu enfiévré, qui lui faisait peur.
Un soir, alors qu’elle était affairée, il se leva et se dressa derrière elle. Elle poussa un cri de surprise. Ses yeux semblaient fous. Il parla pour la première fois, un dialecte qu’elle ne comprit pas. Il semblait accuser, menacer. Il l’attrapa par le poignet, la serra terriblement.
De sa main libre, il sortit un coutelas.
Elle s’était défendue, avait crié, hurlée, et finalement l’avait tué avant qu’il ne le fasse. Elle l’enterra à côté de ses parents.
Le lendemain elle saigna beaucoup, son ventre se creusa, ses seins dégonflèrent. Elle était vraiment seule à présent.

Depuis ce jour, Poyo se savait vulnérable. Elle commençait à s’inquiéter.
Des bruits, des odeurs, des visions fugaces l’agaçaient. Quelque chose n’allait pas. Quand elle sortait chasser, une tache noire évoluait toujours dans sa vision périphérique, qui disparaissait toujours quand elle tournait la tête. Elle entendait un ronronnement persistant, à la source indéfinie, quand plus rien ne bougeait, le soir, près du feu. La nuit, elle se réveillait sans cesse sur le qui-vive, prête à se défendre, saisie par cet étrange présentiment que quelqu’un était là.
Ce n’est qu’à la faveur de l’hiver, quand le sol se blanchit, qu’elle put enfin le remarquer. Le loup, le loup tueur de mari. Il la suivait depuis tout ce temps. Il était venu pour terminer le travail. Elle ne savait pas quand il allait passer à l’attaque.
Avertie de sa présence, leurs rencontres furent de plus en plus fréquentes. L’atmosphère était de plus en plus tendue. Poyo ne dormait presque plus. Elle l’entendait et le voyait partout. Il s’immisçait jusque dans ses cauchemars. Il lui semblait même qu’il lui rabattait le gibier quand elle chassait.

Ce fut quand le froid frappa pour la première fois, quand le blizzard fit rage au-dehors, qu’elle entendit distinctement le bruit de quatre pattes fouler l’entrée de sa grotte. Sa gorge se noua. Les pas feutrés se dirigeaient vers son feu. Elle saisit sa lance, prête à en découdre. L’animal parut. Sa longue fourrure noir jais contrastait avec ses yeux d’un jaune lumineux. Ses canines blanches étaient effroyablement longues. Poyo crut se retrouver devant un démon. Elle tomba sur son séant, incapable de faire quoi que ce soit tant cette vision la remplissait d’une épouvante mystique.
Au lieu de se jeter sur la jeune femme, le loup s’approcha du feu, et se coucha. Ses yeux brillants ne quittaient pas son ennemie.
De longues minutes passèrent où ils ne pouvaient se quitter des yeux. Aucun mouvement n’était permis.
Puis Poyo brisa leur pacte tacite et sortit un morceau de viande séchée de sa pelisse. La bête continua à la fixer, sans broncher. Elle posa le bout de chair près de l’âtre. Le loup la regarda longuement puis se leva sans bruit, goba l’offrande. Il l’observa à nouveau, puis se recoucha et ferma les yeux.
La jeune femme ne put s’accorder le moindre repos. Gardant son arme à la main, elle décida de veiller toute la nuit s’il le fallait. La seule présence du loup semblait rendre l’atmosphère plus lourde, plus chaude, comme si les bruits du dehors avaient cessé d’exister. Poyo se réveilla en sursaut, alors que le feu était mourant et qu’une faible lumière arrivait de l’extérieur. Le canidé était debout, à la même place où il s’était endormi la veille, et la regardait fixement, sans bouger d’un poil. Prise de panique, elle se hâta de raviver les flammes, puis scruta son curieux invité. À nouveau, elle laissa un morceau de viande près de l’âtre, qu’il mangea. Elle s’alimenta également, sans cesser de l’observer.
Le moment vint où elle devait aller chasser. Elle regarda avec appréhension l’énorme bête qui lui barrait le passage. Celle-ci, comme si elle avait compris, tourna les talons et sortit de l’abri.
Tandis qu’elle traquait les petits animaux, elle en eut la certitude : le loup rabattait bel et bien le gibier vers elle.
Leur cohabitation fut un mélange de crainte, de défiance, et de besoin de compagnie.
Poyo savait que, tant qu’elle lui donnerait les carcasses de ses proies, il lui resterait fidèle. Mais elle savait que si le froid continuait à sévir, le gibier allait cesser, et qu’elle serait une proie idéale et sans défense pour une bête de cette envergure.
Le loup lui ne disait rien, ne remuait pas la queue, n’aboyait pas, se contentant d’aider silencieusement, de protéger sans bruit, de rabattre sans demander de récompense.
Et petit à petit, les peurs de Poyo se réalisaient : les proies étaient de plus en plus rares, les sorties chasses de plus en plus longues et de moins en moins fructueuses. Femme et animal s’affaiblissaient et maigrissaient. La neige devenait de plus en plus lourde et les arbres de plus en plus lointains au fur et à mesure que les jours passaient.
Ce jour-là, il faisait froid. Très froid. La neige était blanche, le soleil étincelait. Malgré ses fourrures, Poyo était glacée. Terriblement glacée. Depuis bien trop longtemps. Elle cherchait à atteindre un certain arbre _très proche d’elle et pourtant si loin_ et celui-ci semblait consterné, atterré de sa lenteur. Il semblait pris de pitié, alors que ses branches se penchaient doucement vers ses joues écarlates, sans parvenir à la toucher. La poudreuse se faisait de plus en plus lourde, sa jambe s’enfonça dangereusement dans un trou près du tronc, peut-être un ancien piège, et la jeune femme resta bloquée. De fatigue, d’épuisement, de douleur, elle se laissa choir. De petites décharges parcouraient ses membres engourdis. Ses mains étaient devenues brûlantes, à tel point qu’elle enleva ses gants en hurlant de douleur. De fuchsia, ses extrémités étaient devenues caméléon, prenant la pâleur de sa prison blanche. Elle était trempée de sueur, de peur, de froid, de la morve qui coulait de ses narines et des larmes qui coulaient sur ses joues. Elle avait froid. Elle pensait à son mari, ses parents, les petits frères et sœurs qu’elle avait eus et qui n’avaient pas eu le temps de grandir. Des milliers d’épines se plantaient dans son corps à la moindre tentative de mouvement. Le vent soufflait fort dans ses oreilles, le bruit était étrange, un peu étouffé. Parfois, il lui semblait entendre son nom, entre deux rafales.
C’est alors qu’elle la vit. Majestueuse et impassible. Elle s’approcha de Poyo. La chaleur. S’instillant dans son corps, partant de son cœur et diffusant dans ses membres raides. Une chaleur réconfortante, heureuse, douce, comme une soirée auprès de son bien-aimé. La vision lui tendit la main, la jeune femme l’attrapa de ses doigts bleus. La chaleur la tira légèrement à elle, sa jambe se décoinça. Poyo se sentait légère, toute douleur avait disparu. Et ce silence. Ce silence soudain. Ce silence infini. La jeune femme suivit l’apparition vers les montagnes. Le ciel était clair, sans aucun nuage. Elle voulut se retourner une dernière fois vers ce qui avait été sa prison. C’est alors qu’elle prit conscience qu’elle avait oublié son corps. À une dizaine de mètres d’elle-même, ses yeux mi-clos semblaient la fixer avec un demi-sourire. Son enveloppe mortelle était d’une pâleur cadavérique, virant au bleu. Du givre partout dans ses cheveux. La branche d’un arbre près de sa joue.
« Suis-moi », lui dit la chaleur.
La jeune femme fit un pas en arrière, confuse. C’est alors qu’une masse noire, énorme, trancha le paysage et coupa en deux la chimère qui lui tendait la main. Sans qu’elle puisse esquisser un geste quelconque, l’immense tache sombre s’abattit sur la jeune femme et elle perdit connaissance.
Elle se réveilla dans une cavité de glace. Au-dessus d’elle, elle pouvait apercevoir une portion de ciel étoilé, et entendre le vent qui soufflait au-dehors. Elle baissa les paupières. Elle se sentait lourde, elle ne pouvait plus bouger. Une chaleur réconfortante parcourait ses membres. Elle lutta pour ne pas sombrer dans le sommeil et rouvrit les yeux. Deux yeux jaunes la scrutaient attentivement. L’animal était couché sur elle, l’enveloppant de sa propre chaleur. Il se releva quand elle tenta de bouger, et s’assit à côté d’elle, en l’observant. Poyo étudia quelques instants son abri : visiblement, la neige avait fondu sous son poids et les avait recouverts au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient vers le sol. La terre sous ses pieds était dure comme de la roche.
Elle fit un feu, avec les quelques branchages qui tapissaient le sol. À son grand soulagement, il prit. Rassérénée, elle sombra à nouveau dans la torpeur, tandis que la fourrure si chaude, telle une couverture, se replaçait doucement contre elle.
Poyo savait qu’elle avait trouvé un ami. Sa chaleur la réconfortait.
Dehors, le vent s’apaisait.
Après cette terrible nuit, la vie fut plus facile, le temps plus clément. Le gibier commençait à revenir.
Un matin comme les autres, la jeune femme se réveilla en sursaut. Les oiseaux chantaient au-dehors, la neige avait fondu. L’air embaumait le printemps, le soleil réchauffait progressivement la végétation, qui en retour bourgeonnait.
Le loup n’était plus là.

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Message posté le 10:15 - 5 déc. 2017

Semaine 12 : Se mordre la queue (631 mots)

Il est parfois des choses vides de sens, mais qui nous permettent de continuer d’exister. Comme si une recherche de sens ne pouvait se combler que par la découvert du sens dans le non-sens.

C’est sur la banquise que se passe notre histoire. Ori est inuit de son état. Il est rond, emmitouflé de fourrures. Les premières années de sa vie en tant qu’homme de raison, d’homme mûr, ont été insupportables. Il se posait beaucoup, beaucoup trop de questions.
Il voyait son peuple se mettre végéter, lentement et sûrement. Il voyait les animaux se faire de plus en plus rares, il voyait la terreur dans leurs yeux quand il les harponnait.
Il voyait sa maison fondre, l’eau se foncer. Il se demandait s’il aurait eu plus de chances s’il était né ailleurs, si sa vision de la vie avait été différente. Il songeait surtout à sa famille, qu’il aurait pu élever autrement, ses enfants qui auraient eu une meilleure éducation. Sa femme, sa si douce femme, qui ne serait peut-être pas morte à l’heure qu’il est.
Et puis il se demandait, tout au fond de lui, qui il était vraiment. À quoi bon cette routine, cette constante lutte pour la survie ? S’il pouvait ne plus avoir à effectuer ce train-train quotidien, que resterait-il de lui-même ? Avait-il des passions ? Il n’avait jamais eu le temps d’y réfléchir. Et à présent qu’il avait un peu de temps, il ne savait plus par quoi commencer. Qu’est-ce qui le faisait vibrer ? Pourquoi se levait-il le matin ? Assis près du feu, tout en mâchouillant ses lamelles de viande séchée, il songeait aux décisions qu’il avait prises. S’était-il marié parce qu’il en avait envie ? Ou parce que depuis tout jeune, on lui a dit que c’était son destin ? Et les enfants ? Tout le monde leur demandait pour les enfants. Alors ils en ont fait. Pourquoi cherche-t-il à les élever, les protéger ? Est-ce vraiment lui ou quelques gênes hérités de ses ancêtres, pour assurer la survie de l’espèce ?
Et Ori ne se lassait plus des longues ballades en traîneau, juste pour penser, pour s’apitoyer sur la vacuité de sa propre vie.
Mais ces ruminations secrètes le rongeaient, grignotaient petit à petit toute joie dans son existence. Vivre devenait un mot creux, vide de sens, un fardeau écrasant à traîner chaque jour sans but.
L’homme vieillissait, se ridait intérieurement. Plus rien n’avait de saveur si ce n’est le chagrin qui le plongeait dans cet état catatonique.
Il finit par en avoir assez.
C’est sous les coups de langue râpeuse de son chien de tête qu’il reprit goût à la vie. Il laissa à dieu les vicissitudes des questionnements sur la nature de l’homme. Lui, il voulait vivre comme un humain, avec une vision à court terme, et des préoccupations pragmatiques.
Depuis, l’homme avait retrouvé le sourire. Il trouvait une satisfaction patriarcale à voir grandir ses enfants et ses petits enfants, à les prendre sur les genoux et à les regarder prospérer. Il était heureux, après sa journée routinière, de s’arrêter au bar et de parler de la neige, du beau temps, des femmes et des projets pour l’avenir. Le soir, il s’endormait comme un coq en pâte, satisfait de son sort, le ventre rempli, l’haleine alcoolisée, seulement préoccupé par ce qu’il allait préparer à manger le lendemain.
C’est assis sur un demi-tonneau, un verre de liqueur à la main, qu’il se sentit enfin réellement heureux, après ces longs mois de doute. Le feu brûlait fort devant lui, les flammes brillaient dans ses yeux. Son rire révélait ses mauvaises dents, manquantes, tordues. Et il riait, riait à n’en plus pouvoir, en observant un chiot se mordre la queue.

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Message posté le 17:22 - 11 déc. 2017

Semaine 13 : Reprendre ses droits (1163 mots)

La petite maminette ouvre sa porte quelques minutes après que la sonnerie ait retenti. Le jardin est propre, bien entretenu, les volets repeints récemment. Elle sourit, vous fait la bise. Elle sent bon. Ses chats entre les pattes, elle vous invite à entrer. Sa maison est lumineuse et dégage une odeur d’herbes aromatiques. Il y a des napperons brodés sur tous les meubles.
Elle marmonne à l’intention des chats tandis qu’elle prépare le thé dans sa vieille cuisine attenante au salon. Elle vient ensuite s’asseoir à côté de vous, sert le breuvage et réchauffe ses mains contre sa tasse brûlante. Elle prend le temps de vous observer, puis plisse le front, frissonne en remontant son gilet.
« Bouh.. Il fait froid ici. Bon, dites-moi tout, je vais tenter de vous répondre. »
Ses yeux brillent malicieusement, elle semble être flattée que vous l’interrogiez.
Vous lui posez la question. Elle marque un temps d’arrêt pour bien assimiler vos mots. Son visage se contracte un peu, ses yeux se plissent : elle semble songeuse, puis un peu perdue dans ses souvenirs.
« Hmm... Reprendre ses droits dites-vous…. Hmmm... Oui, j’ai peut-être quelque chose.. »
Elle compta trois sucres, remua longuement sa cuillère. Voyant que vous l’observez, elle rougit et lâche un petit rire coquet. « Oui, je suis gourmande... On ne se refait pas, même à mon âge ! »
Avec un gloussement satisfait, elle trempa les lèvres et fit une petite moue.
« Encore trop chaud ! »
Elle se perdit à nouveau dans ses pensées. Son chat monta sur ses genoux, prit le temps de s’installer confortablement et se coucha. Elle se mit à le caresser. On n’entendait que le ronronnement et le tic tac de la pendule.
« Oui j’ai une histoire qui pourrait correspondre. Ce n’est pas à moi que c’est arrivé, mais à ma sœur. »
Elle ouvre soudain de grands yeux. « Prenez donc du sucre voyons, ce sera bien meilleur ! » Joignant le geste à la parole, elle insiste jusqu’à ce que vous consentiez à vous servir de la sucrière en porcelaine. Apaisé, le regard lointain, elle reprend doucement son récit.
« Ma sœur est bien plus âgée que moi, nous sommes très différentes de caractère. Elle est beaucoup plus... enfin, ce n’est pas un reproche... elle a donné beaucoup plus de mal à mes parents. J’ai toujours été très sage et travailleuse, ils n’ont jamais eu à me reprendre sur quoi que ce soit ! Mais ma sœur… (ses yeux s’illuminent), alors elle, c’était un phénomène ! »
Le chat se mit à bâiller, sa maîtresse se mit à lui parler tendrement. Le matou ferma les yeux et entama sa sieste.
« Avant, c’était pas comme aujourd’hui, les gens étaient beaucoup moins ouverts. Elle en a souffert la pauvrette, elle transgressait toutes les normes de l’époque, et elle s’est pris le revers en pleine face. »
La vieille dame accompagna le geste à la parole, ce qui fit sursauter le félin qui se mit à miauler. Elle se leva pour lui servir des croquettes.
Elle revint s’asseoir. Elle avait une manière très particulière de monter sur sa chaise, due à sa petitesse. Elle commençait par se poser sur le bord, puis elle se trémoussait jusqu’au fond d’un geste à la fois enfantin et digne.
« Ma sœur, vous l’auriez vu ! Ouh ! Elle avait des cheveux très courts, ce qui déjà n’était pas chose courante. Mais impossible aussi de lui faire porter des robes. Les gens se retournaient dans la rue, et pas pour l’admirer ! Et moi j’étais plus jeune, toute sage avec mes longues boucles et mes jupes longues, et on marchait côte à côte. J’étais très fière de me promener avec quelqu’un d’aussi novateur pour l’époque. Je ne suis pas contre le progrès moi non, du tout. Je n’aime pas faire de vagues tout simplement, ce n’est pas ma nature. Mais je sais apprécier les personnes qui osent, parce que c’est bien plus difficile que ce que l’on pourrait croire. »
Elle s’était penchée plus près de vous, vous toisant par-dessus ses lunettes comme pour s’assurer que vous compreniez bien la pleine signification de sa phrase. Puis elle se leva et alla en trottinant jusqu’à un large meuble en bois massif. Elle ouvrit un tiroir profond qui grinça, fouilla à l’intérieur tout en marmonnant entre ses dents. Elle finit par en extraire une boîte à chaussure jaunie par le temps, en laissant échapper un gémissement à propos de son dos. Elle la posa sur la table, ce qui eut pour effet de projeter un petit nuage de poussière aux alentours. Elle réajusta ses lunettes, mouilla ses doigts et entreprit de soulever le couvercle. Sans surprise, il était rempli de photos, pour la plupart en noir et blanc. Elle se mit à les retirer une par une, en prenant le temps de toutes les observer, allant d’un commentaire rapide à une exclamation de surprise en fonction des personnes représentées.
Elle vous montra « mémère » et « pépère », la maison de son enfance, son frère, qui fut militaire puis a été tué à la guerre. Et enfin, alors que votre thé commençait à refroidir, elle trouva la perle rare et revint s’asseoir à sa place, prenant une gorgée sucrée tout en vous tendant la photo.
Vous voyez deux jeunes femmes, dont une semble dans une attitude de provocation, et l’autre dans un style tout à fait classique. Elle vous reprend le cliché avec fierté. « J’étais plutôt jolie étant jeune »
Elle termine sa tasse lentement.
« Et donc... elle vivait avec sa copine et d’autres jeunes comme elle dans une maison qui appartenait à un vieil homme décédé. Il n’avait pas d’héritier, ça faisait plusieurs années que ça tombait à l’abandon tout ça. Ils avaient tout retapé, il fallait voir ça, c’était du beau travail. Et c’est là-dedans qu’elle se sentait enfin heureuse, entourée de marginaux comme elle. Elle en avait tellement bavé auparavant, elle aurait bien mérité un peu de repos. »
Elle sortit un mouchoir entouré de dentelle de la poche de son gilet brodé. Elle renifla bruyamment puis se dirigea vers un des deux antiques chauffages électriques du salon, duquel elle tourna une vis. « J’ai aéré ce matin, je n’aurai pas dû, j’ai le froid sur les épaules maintenant ».
Elle revint vers vous, étudiant votre apparat, attendant visiblement que vous confirmiez son ressenti thermique.
« Bon, où en étais-je ? Ah oui ! Et ben, figurez vous que, au bout de quatre ans, un héritier venu de la ville est arrivé, ça a fait scandale dans le village. Il a saisi la justice et il a repris ses droits sur la maison de son ancêtre, laissant ma sœur à la rue. Elle a été bien malheureuse, ça oui. Elle ne dérangeait pas pourtant, ce propriétaire avait plus d’argent que je n’en aurai jamais, il aurait pu faire un geste ! »

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Message posté le 14:33 - 23 déc. 2017

Semaine 14 : Feux d’artifices (841 mots).

La vie d’un militaire n’est pas toujours facile. Les bleus ne pensent pas à ça, quand ils s’engagent. Ils pensent aux voyages, ils pensent à la gloire, ils pensent être héroïques. Pauvres gamins... Être militaire c’est avant tout une histoire de mental, de résistance à la douleur, de résistance à la souffrance. Être militaire, c’est bombarder une cache d’arme en Syrie et s’apercevoir qu’une famille avec enfants vivait à proximité. Être militaire c’est avoir du sang sur les mains et ne pas devenir fou à cause de ça.
Ainsi pensait Serge, quand il observait les jeunes recrues passer dans la rue, lors de leurs entraînements quotidiens. Serge était un de ceux que la guerre avait détruits. Il avait le visage éteint, le regard fatigué. De profondes rides sur son front. Les dents jaunes et pourries. Les cheveux gris et parsemés. Il avait souffert de syndrome post-traumatique durant de nombreuses années. Puis il s’était dit guéri et avait tenté de reprendre du service. Il avait en réalité terminé de s’achever.
Pourquoi avait-il choisi ce métier ? Beau, fringuant, tout semblait bien plus facile à l’époque. Les femmes lui souriaient beaucoup, les gamins voulaient lui ressembler, il avait l’impression de faire quelque chose de bien. Il s’était marié avec la plus belle fille du monde, il pensait qu’il était béni. Ils avaient vécu heureux ensemble, de nombreux mois. Mais il devait partir, régulièrement. Ses premières missions étaient l’occasion d’une correspondance passionnée et assidue. Puis elle s’essouffla. Alors ils décidèrent de faire un enfant. Les lettres ne reprirent pourtant pas. Pour la naissance de sa fille, il était à des milliers de kilomètres. Ses missions étaient de plus en plus longues, son nom n’était plus qu’un souvenir parfois évoqué, il n’avait plus sa place, même en temps que fantôme. C’était étrange de voir la petite déjà marcher, alors que c’était la première fois qu’il la voyait. Il se sentait seul, perdu. Il rentra définitivement chez lui. Mais les choses ne s’arrangeaient pas, l’horizon continuait à s’obscurcir. Sa femme devenait plus amère, moins aimante. Elle ne lui écrivait plus, elle ne savait plus quoi raconter quand elle le faisait. Il se demanda si sa fille était bien de lui. Il fit l’erreur de poser la question. Les querelles au foyer commencèrent. Il les faisait cesser en tapant du poing sur la table.
Durant ce temps, lui avait des rêves de plus en plus anxiogènes, de plus en plus fréquemment. Il lui arrivait de rêver, éveillé, en plein milieu de la journée, et d’oublier ce qu’il était en train de faire. Il avait d’autres chats à fouetter que ses problèmes conjugaux, il faisait cesser toutes idées contraires aux siennes en explosant.
La nuit, il devenait fou et hurlait pour faire taire le bruit des bombes qui raisonnait dans sa tête. Son épouse fit chambre à part. Il commença à rentrer de plus en plus tard, s’arrêtant dans tous les bars. Un soir alors qu’il rentrait complètement saoul, il trouva la maison vide. Pris d’un accès de rage, il détruisit le mobilier à coup de poing. Ce qui se passa ensuite est très confus dans sa tête. Il se souvient d’avoir vu sa femme crier. Il était convaincu qu’elle était partie. Il ne se souvient plus de rien si ce n’est de la haine aveuglant sa vision tandis qu’il se dirigeait vers elle pour la punir de sa trahison.
Les jours suivants se suivirent et se ressemblèrent. Maintenu attaché par les quatre membres sur un lit d’hôpital, des drogues puissantes qui le faisaient dormir. Les murs blancs impersonnels, la nourriture fade, les blouses, les regards voilés.
Il était sorti après plusieurs mois à baver sur son tee-shirt, comme un légume. Il s’aperçut que son ancien chez lui avait été vendu. On lui annonça qu’il n’avait plus le droit de chercher à contacter son épouse. Serge s’installa sous un pont et reprit sa lente descente vers le fond de l’abîme.
Un jour, alors qu’il décevait entre deux poubelles, ils sont venus le voir. Ils lui ont offert d’arrêter le gâchis. Il ne demandait que ça.
Aujourd’hui, le vétéran est debout, titubant, puant l’alcool, au milieu d’un marché bondé. Il pense à sa fille. Quel âge doit-elle avoir maintenant ? De toute façon, tout est fini. Elle doit sûrement être très jolie, comme sa mère. Pense-t-elle à lui parfois ? Il attrapa d’une main tremblante le disjoncteur qu’il avait dans la poche, se remémorant ce qu’il devait faire. Il espère qu’elle a un bon travail, que sa mère l’a bien élevée et qu’elle lui a raconté quel soldat courageux il avait été autrefois. Les larmes lui montèrent aux yeux. Il les réprima. Il était un homme, et il allait mourir de la même manière qu’il avait vécu. De la manière la plus violente possible. Il ferma les yeux et appuya sur la détente. Ça y est, il était enfin libre. Il l’avait fait.
Sur la place, au milieu des civils affolés, démembrés, pulvérisés, des années et des années de souffrances se terminaient dans un grand feu d’artifice.

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Message posté le 19:36 - 30 déc. 2017

Semaine 15 : (Force de la) Nature (1089 mots)
Kenny la Montagne. C’est ainsi que le surnommait l’affiche colorée qui vantait sa force auprès du public émerveillé. Il avait dû poser au moins deux heures auprès de l’artiste peintre, qui avait finalement pris l’esquisse fort peu flatteuse qui en avait résulté et était revenu le lendemain avec le portrait d’un apollon musclé. Le public ne s’était pas encore rendu compte de la supercherie, ou du moins cachait-il bien sa déception.
Kenny en effet était impressionnant. Il avait une carrure que peu d’hommes parvenaient à développer. Il avait une force que le directeur du cirque n’avait pas eu à exagérer pour faire s’écarquiller les yeux du public. Mais au-delà de ces considérations premières, le monsieur-muscle avait les tempes grisonnantes, dégarnies, un drôle de regard tout bleu, et un sourire un peu triste. Il se prêtait volontiers au regard de la foule, ne semblant pas se formaliser du fait d’être une curiosité. Il soulevait quatre enfants d’une seule traction du bras, luttait avec des jeunes coqs dégoulinants d’amour-propre et laissait les dames cramoisies tâter ses biceps.
À l’intérieur de sa troupe, il n’avait jamais eu un mot plus haut que l’autre avec ses collègues, et pour cause : c’était la croix et la bannière pour lui arracher deux mots. La plupart du temps il se contentait d’acquiescer ce qu’on lui disait avec un sourire effacé.
Sa roulotte était entre celle de la femme à barbe et celle du magicien indien. Ce dernier ne savait pas parler la langue, se contentant de jouer de la flûte pour faire danser les serpents, ou de faire léviter des orbes de verre tout en entonnant des chants et des danses mystiques. Il venait souvent boire un verre en la compagnie du géant. Aucun d’eux ne parlait, savourant leur boisson dans le calme du feu de camp.
La femme à barbe qui s’appelait Corinne, dite « la poilue », qui pesait deux cents kilos et qui était toujours habillée de robes roses à froufrou, l’avait en horreur depuis peu. Et comme cette grosse femme ne cessait jamais de parler avec son timbre aigu, tout le monde le savait, et savait surtout pourquoi.
Pas plus tard qu’hier, la poilue rentrant de son spectacle se rendait à sa roulotte. C’était un soir comme les autres où le costaud avait pavané en première partie de soirée, puis été rentré se reposer avant de reprendre plus tard, en fin de programme. La pause de la poilue était juste au moment où la pause du costaud prenait fin. Or, alors qu’elle s’approchait de son logis, elle remarqua de la lumière par ses fenêtres, ce qui n’était pas habituel. « Soit », se dit-elle, « vla que j’ai oublié d’éteindre une bougie, ce n’est pô bien grave ». Elle s’approche davantage et voit sa porte à demi entrebâillée. « Sacrebleu ! » se dit-elle, « voilà que quelqu’un s’est introduit chez moi ! ». Elle monte les marches sur la pointe des pieds et écoute à la porte, en retenant sa respiration. Elle entend ce qu’elle décrit comme des « soupirs de plaisir », des soupirs « très inconvenants, si vous voyez ce que je veux dire ». Elle attrape une poêle qui séchait devant la roulotte, ouvre brusquement la porte en grand pour surprendre le coquin. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Kenny, en tailleur au milieu de son séjour, avec entre ses jambes sa boîte remplie de barrettes, qu’il brassait de ses larges mains avec des cris de plaisir !
« Alors », raconte Corinne avec beaucoup d’émotions, « alors devant ce spectacle, j’ai crié pardieu ! L’voilà qui prend peur en m’voyant, panique, cherche à s’enfuir, renverse mes bibelots, éparpille mes barrettes et finit par s’engouffrer par la fenêtre ouverte, qu’il casse, bien évidemment. » La grosse femme lâche un cri de rage. « Rah ! quel animal ! Depuis hier que j’dors la fenêtre cassée, à me peler le cul et à avoir peur qu’on vienne m’agresser ! Et quand on va lui demander des explications avec les autres hommes, ceux qui ont entendu mes cris, et bah l’voilà qui dit rin, y’s contente de baisser la tête d’un air honteux. Ah ! Il peut avoir honte oui ! Moi j’dis, faut se méfier de ce gars-là, y’a des choses qui tournent pas rond dans sa tête. »
Depuis cet épisode, c’était l’effervescence. On regardait Kenny avec un air un peu plus inquiet. Il n’était plus « le grand géant inoffensif. » Les imaginations s’emballaient. Le costaud le savait, et baissait davantage les yeux quand on le croisait. Le directeur informé ne voulut pas prendre de mesure, sachant qu’il n’avait fait de mal à personne. Mais sous la pression de la poilue, qui avait monté toutes les femmes contre le bonhomme, il accepta d’aller vérifier sa roulette, avec l’aide du trapéziste et du dresseur de lions.
Ce qu’ils découvrirent dépassait l’imagination : des centaines de milliers de pinces, de barrettes, de coiffures, étaient entreposées dans la minuscule roulotte. Les murs en étaient recouverts, tous ces trophées étant soigneusement fixés sur le papier peint. Quand ils ouvrirent les tiroirs, il y en avait davantage, non triés, pêle-mêle au milieu de toutes les affaires du quotidien. Ils ressortirent tous trois blancs comme un linge, peinant à décrire aux artistes pressés de questions ce qu’ils avaient bien pu voir.
L’on fit une grande réunion autour du feu de camp. Le sexe faible voulait qu’on le congédie, craignant pour sa sécurité. Le sexe fort, plus hésitant, avançait tout de même les problèmes que cette obsession étrange pouvait causer avec le public, en partant du principe que la plupart des pièces à conviction retrouvées avaient dû être volées discrètement au cours d’un bain de foule.
L’on se demanda alors comment un énergumène pareil s’était retrouvé dans le cirque. Tous les regards se tournèrent vers le directeur, qui, la tête baissée, les dents serrées, avoua que c’était les parents du jeune homme qui l’avait fait embaucher, car il avait eu « des soucis au village ». Les murmures de désapprobation montèrent. Et la sécurité des artistes alors ? Le cirque avait-il vocation à recueillir les fous et les obsédés ? Le dresseur de lions, qui était un homme très pragmatique, éleva la voix et proposa que l’on aille chercher l’intéressé. C’est ce qu’on fit, mais on ne le trouva pas. La rumeur monta de plus belle, l’on se demandait s’il se cachait pour faire un mauvais coup. Mais au bout d’une heure, il fallut se rendre à l’évidence. Il était parti. Soudain, une plainte aiguë déchira le silence des murmures. C’était la poilue. « Il est parti avec ma boîte, ce goujat ! »

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Message posté le 00:11 - 4 janv. 2018

Semaine 16 : Plastique (579 mots)
Dans la boutique luxueuse à lumière rouge tamisée, l’homme hésitait. C’était un beau trentenaire, aux tempes grisonnantes, au chapeau gris assorti à son costume-cravate. Son attaché-caisse et ses lunettes à monture épaisse faisaient souvent mouche auprès des vieilles dames. Il était trop sage, trop bien mis pour le décor tape-à-l’œil de l’établissement. Perdu dans une contemplation profonde, il se caressait le menton depuis dix bonnes minutes, quand une conseillère arriva enfin. Elle était trop maquillée, et semblait agacée par la présence du client.
« Monsieur, en quoi puis-je vous aider ? »
Elle parlait trop fort, d’une voix aiguë presque criarde.
Sans sembler perturbé outre mesure par l’irruption d’un élément perturbateur dans son monde, l’homme tourna lentement la tête, passa en revue son interlocutrice, ajusta son col, puis daigna ouvrir la bouche.
« Vous tombez bien. Je me demandais quel modèle choisir entre les deux en vitrine. Quels sont les arguments qui me permettront de choisir l’un ou l’autre ? »
La jeune femme semblait avoir du mal à cacher son irritation.
« Et bien c’est très simple le modèle numéro un est entièrement organique, rien d’artificiel, le second contient de nombreux ajouts plastiques et autres polymères. Choisir l’un ou l’autre c’est selon le goût de chacun. »
Le client déposa sa serviette à ses pieds, s’approcha légèrement de la baie vitrée lumineuse. Il resta dans une observation minutieuse des deux spécimens durant quelques minutes. Puis, il se retourna lentement vers la vendeuse.
« Mais... qu’ajoute donc le plastique au second modèle ? Et si vraiment les ajouts sont intéressants, pourquoi voudrais-je prendre le premier ? Pour quelle raison le proposez-vous tout de même ? »
La vendeuse s’excusa, visiblement au bord de la crise de nerfs. Elle emprunta une porte de service dérobée. On entendit des chuchotements, une discussion houleuse, puis une seconde femme arriva, brune, tenue stricte. Elle souriait et semblait heureuse d’accueillir le client.
« Alors Mr Allos, toujours hésitant n’est-ce pas ? »
Devant cette figure familière, l’homme se détendit.
« Oui précisément Patricia, j’hésite entre les deux modèles voyez vous. La demoiselle que j’avais n’était pas très aimable... »
« Allons donc monsieur, vous êtes un habitué ici, vous savez que Mélie a un fort caractère, mais ce n’est pas contre vous. On va choisir tous les deux, d’accord ? »
Le client acquiesça, heureux, tandis que Patricia lui expliquait patiemment tous les avantages que l’ajout de plastique ajoutait à son produit : des courbes mieux maîtrisées, un toucher plus ferme, un design dernier cri. Pourquoi le modèle organique était toujours là ? Le goût des bonnes choses, authentiques, moins belles, mais plus résistantes, avec du caractère davantage que de l’esthétique. Si monsieur aimait l’efficacité, la simplicité, il pouvait choisir le modèle plastique. Mais s’il se sentait, de faire un investissement durable, sur le long terme, avec une efficacité qui ne serait pas au beau fixe immédiatement, mais lorsqu’il aurait appris à connaître le modèle, il pouvait tenter l’organique.
L’homme semblait ravi, il souriait.
« Je vais choisir le second modèle. Non pas chère amie que je n’apprécie pas l’authenticité, mais ma mémoire vacillant de plus en plus, je ne saurai apprécier un investissement sur le long terme. »
Sans rien montrer de son soulagement, la vendeuse se hâta de prévenir le second modèle et désigna l’entrée de la chambre au client.
« Elle sera là dans cinq petites minutes, ça vous fera 100 francs. »

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